Des recherches historiques démarrent parfois de manière incongrue. Étant pour le moment en arrêt maladie, ne pouvant effectuer les recherches que je veux, ne pouvant répondre comme je le veux à mes clients (c’est difficile quand le médecin vous interdit de vous déplacer en voiture, même en tant que passager, ou en train), il m’arrive de discuter généalogie avec les quelques commerçants que je peux visiter, avec ou sans les béquilles, aux alentours de chez moi. L’une d’elle est d’origine réunionnaise et me disait qu’elle faisait partie des derniers convois des « enfants de la Creuse ». Mon sang de chercheur n’a alors fait qu’un tour et je me suis dit que c’était le moment d’en profiter pour me documenter sur cette période historique de la France, très particulière semble-t-il. Le rapport de 688 pages à la ministre d’outre-mer sur ce sujet rédigé entre autres par Philippe Vitale, présidant la commission temporaire d’information et de recherche historique, paru en 2018 m’a alors été très utile.
Sur le même sujet, mais plus court et plus récréatif, peut-être avez-vous regardé, dans la collection « Meurtres à… », le téléfilm « Meurtres à Albi », rediffusé en octobre 2022 dont voici le synopsis : De retour à Albi, Annabelle Dalmasio doit faire équipe avec Marc Lemaire qui pensait recevoir à sa place la promotion de commissaire. Ils enquêtent sur le meurtre d’un fermier sur le corps duquel ont été gravés les mots latins « libro vitae » (« au livre de vie » en français). Leurs recherches ainsi qu’un autre meurtre les mènent sur la piste d’un ancien adopté, et vers le centre d’adoption qui a placé des enfants contre leur intérêt. Ce téléfilm parle en effet en filigrane des « enfants de la Creuse ».
Mais de quoi s’agit-il ? Une loi de 1946 érige La Réunion en département après trois siècles de colonisation. La situation de l’île est alors catastrophique, souffrant d’un sous-développement profond. Elle connaît une société inégalitaire et paupérisée. Cette situation fait craindre aux autorités l’avènement de troubles sociaux et la remise en cause du statut départemental. Elles considèrent l’émigration comme la meilleure solution d’ensemble aux problèmes de l’île. La transplantation de mineurs s’inscrit dans cette politique.
I – La Réunion des années 1950-1960 :
L’économie présente les aspects et les structures du sous-développement. La population subit de façon très majoritaire de bas niveaux de vie et s’accroît très rapidement.
1 – Une économie postcoloniale sous développée :
Son fonctionnement économique se fait par et pour la métropole. Elle doit se suffire à elle-même, couvrir ses importations par ses exportations. La Réunion exporte presque tout ce qu’elle produit, importe presque tout ce qu’elle consomme. Les exportations se font essentiellement vers la France hexagonale ou la zone CFA, dominées par le sucre et ses dérivés. Les importations sont extrêmement diversifiées. Le résultat est un coût de la vie très élevé et en hausse à La Réunion.
Ces choix économiques font que La Réunion garde une économie peu diversifiée et déséquilibrée. L’évolution de la production des huiles essentielles et de la vanille est plus heurtée en raison de la variabilité des cours. La canne à sucre emploie 90% de la main d’œuvre agricole et fournit 99% des exportations en tonnage.
La part du secteur primaire dans la population active connaît une rapide régression. Il s’en suit un exode rural gonflant rapidement la population des villes été provoquant l’extension des bidonvilles. Dans le prolongement de la colonisation, l’industrie reste peu développée : douze usines sucrières, plusieurs distilleries, un artisanat informel en déclin, quelques industries mécaniques, chimiques et alimentaires. Le secteur secondaire emploie 23% de la population active. Le secteur tertiaire fournit 28, 04% des emplois, une forte proportion de femmes, notamment dans les services domestiques. Avec la départementalisation, le secteur tertiaire occupe une place sans cesse croissante.
Bien qu’insuffisantes, les infrastructures s’améliorent. Au sortir de la guerre, elles sont vétustes. Le port est en piteux état. Les liaisons aériennes sont balbutiantes, rares et chères. Le chemin de fer est à bout de souffle, certaines locomotives datant de 1881. Des ornières creusent un réseau routier mal entretenu. L’énergie électrique reste un luxe.
2 – Une démographie galopante :
À la fin de la période coloniale, les responsables réunionnais s’inquiètent de l’accroissement rapide de la population de l’île. L’idée dominante dans les années 1960 est que, dans un siècle, la population de l’île pourrait être multipliée par dix.
Le « boom » démographique constaté résulte d’une baisse rapide de la mortalité tandis que la natalité se maintient à un haut niveau, un des plus élevés du monde, proche d’une fécondité naturelle. Il en résulte un excédent naturel important. L’augmentation de la population entraîne celle des densités. L’île est étroite, 85% de sa population se pressent sur une bande littorale s’étendant jusqu’à sept km à l’intérieur des terres.
De cette démographie « galopante » découle une jeunesse extraordinaire de la population. Les moins de vingt ans forment la majorité de la population et leur part va croissant. Ce qui est vu comme une menace car on craint des conséquences démographiques, sociales et économiques. Dans le domaine social, les infrastructures sont insuffisantes. 80% de la population d’âge scolaire est réellement scolarisée mais les classes sont surchargées. Du point de vue économiques, les ressources de l’île sont limitées. On met en avant le problème de la charge pour les adultes. Et que dire de la nécessité de donner un emploi à ces jeunes ? L’économie postcoloniale de La Réunion est incapable de faire face à cette situation.
Les responsables locaux sont obsédés et s’évertuent à démontrer les distorsions entre la population et les ressources. Les perspectives démographiques tablent sur une augmentation indéfinie de la population, ce qui est contraire à la théorie de la transition démographique.
3 – Une société inégalitaire et paupérisée :
La société réunionnaise demeure profondément inégalitaire. Les modes de faire-valoir illustrent ces inégalités. Si les grands domaines capitalistes et les petites propriétés sont mis en valeur en faire-valoir direct, les colons partiaires n’ont guère de droits, dépendant des propriétaires, vivant souvent dans la misère.
Le Secrétariat Social de La Réunion, émanation de l’Evêché, distingue trois groupes dans la population réunionnaise :
1/Ceux qui vivent bien, possédant au moins une voiture, une villa sur les « hauteurs », une autre à la plage sans compter l’appartement en ville. Leurs enfants ont une jeunesse à l’abri du besoin.
2/Les gens qui mangent à leur faim : leurs besoins élémentaires sont satisfaits. Ils jouissent même d’une certaine aisance.
3/Le reste de la population vit dans la misère. La nourriture insuffisante engloutit la quasi-totalité des maigres ressources. Le logement est pauvre, précaire, insalubre. Ni eau ni électricité. Promiscuité, manque d’hygiène, vie familiale en perpétuel danger, délinquance des jeunes abandonnés aux sollicitations de la rue.
L’économie de transferts se mettant en place provoque la formation d’une classe moyenne embryonnaire. Dans l’enseignement, on déplore un fort absentéisme, le niveau d’instruction est bas, les diplômés restent rares. En 1954, 55% des Réunionnais sont analphabètes. Cette Réunion de la misère commence à bénéficier de diverses prestations familiales et sociales.
4 – La crainte d’une explosion sociale et de ses conséquences politiques :
L’amélioration de la situation révélée par les statistiques n’est pas encore ressentie par la population. La pauvreté et la misère demeurent le lot de trop nombreuses fractions de la population. Le chômage fait son apparition dans les années 1950. La population progresse plus vite que les possibilités d’emplois. Le marché de l’emploi devient trop étroit. Le secteur primaire recule. Le secteur secondaire continue à augmenter ses effectifs. Le secteur tertiaire prend son envol.
La situation sociale reste tendue. Les manifestations de mécontentement sont sévèrement réprimées par crainte de la contagion. Tout se passe comme si on considère que le problème n° un de La Réunion est la distorsion entre les hommes trop nombreux et les ressources insuffisantes. Il faut donc augmenter les ressources et tenter de contenir l’augmentation de la population. Devant un constat d’impuissance à augmenter les ressources et l’emploi, on se tourne vers les solutions démographiques : limiter les naissances et l’émigration.
Tout se passe comme si craignant l’explosion sociale, se refusant à procéder à des réformes structurelles susceptibles de l’éviter, les décideurs, certains en outre aveuglés par des préjugés, tentaient de culpabiliser la population. L’émigration apparaît donc comme le seul recours à court terme pour contenir l’augmentation de la population. Telle est la motivation officielle de la politique de migration.
II – Les besoins de la France des Trente Glorieuses en main d’œuvre et en population
1 – Les besoins en main d’œuvre : l’appel aux travailleurs étrangers :
La France des Trente Glorieuses a besoin de main d’œuvre en raison des pertes de la guerre et de la natalité. Depuis la fin de la première guerre mondiale, la France fait appel à la main d’œuvre étrangère : Polonais, Italiens, Espagnols, Algériens. Alors que la loi de 1932 amène à limiter l’emploi des étrangers, cet objectif est abandonné en 1957 avec le tarissement des sources traditionnelles d’approvisionnement en main d’œuvre et l’apparition de concurrents dans ce recours à la main d’œuvre étrangère.
Certaines insuffisances de l’immigration étrangère expliquent le recours aux originaires des DOM. La France a recours à des pays dont les populations ont plus de difficultés à s’intégrer. Les travailleurs étrangers gardent des liens avec leurs pays d’origine où ils retournent périodiquement, où ils envoient une partie de leurs gains, où ils vont retourner définitivement pour les faire bénéficier de la qualification acquise en France. L’ampleur de l’immigration étrangère est telle que les habitants des DOM n’arriveront jamais à prendre sa place.
2 – L’existence d’emplois délaissés par les « nationaux » :
La mobilité professionnelle verticale amène les Français de l’Hexagone à fuir les métiers salissants, dangereux, peu payés ou peu considérés. Les branches industrielles, déficitaires, sont pourvues par les étrangers. Dans d’autres secteurs, les ressortissants des DOM sont particulièrement utiles : les hommes travaillent surtout dans le secteur secondaire, formés localement ou recrutés directement par les grosses entreprises.
Dans le secteur tertiaire, la main d’œuvre originaire des DOM est recrutée très majoritairement aux postes peu qualifiés des services publics. L’engouement des Réunionnais pour la fonction publique est grand. Ils apprécient des postes de fonctionnaires et se présentent massivement aux concours administratifs.
Enfin la population française aisée et vieillissante a besoin de travailleuses familiales, de garde-malades, d’employées de maison. Il faut donc former les Réunionnaises, les familiariser avec un équipement ménager dont elles ignorent l’existence, leur apprendre à faire la cuisine « zoreille », approfondir leurs connaissances en puériculture et dans l’aide aux malades.
3 – La désertification des campagnes :
L’immigration des ultramarins serait aussi fondée sur les besoins de population en France hexagonale. Tout un courant de pensée soutient alors que la population est un facteur de puissance et de prospérité. Mais à partir de 1965, la croissance naturelle de la population française ralentit, atténuée par les rapatriés d’Algérie et l’apport des immigrés. Dans cette perspective, les Réunionnais ont un rôle à jouer. Cet apport modeste de population peut être dirigé vers les régions françaises en déprise démographique consécutivement à l’exode rural.
Une bande de territoires est moins peuplée que la moyenne française, du nord-est au sud-ouest, appelée la « diagonale du vide » ou « diagonale des faibles densités ». Dans celle-ci, le flux d’émigration ajouté à celui des décès l’emporte sur le total des naissances et des arrivées. L’exode des jeunes et des femmes induit aussi le vieillissement de la population et le célibat. Ce qui entraîne la baisse du taux de natalité. La baisse de population peut même aboutir à la disparition de communes rurales, faute d’habitants.
Vide à sa découverte, peuplée par immigration, le plus souvent forcée, dotée d’un peuplement multiracial, la Réunion a aussi été une terre d’émigration :
1/Celle des fils de bonne famille pour parfaire leur éducation, se former aux bonnes manières de la ville et de la Cour.
2/Celle de populations marginalisées par la crise économique, sévissant de 1860 à 1920, allant chercher fortune ailleurs.
1 – De la Sakay au BUMIDOM, l’organisation de l’émigration :
Aux termes d’un accord franco-italien négocié en 1949, les Italiens doivent réaliser une opération de colonisation agricole (riziculture) dans la région de la Sakay, à 150 km à l’ouest/sud-ouest de Tananarive (Madagascar). L’affaire ne s’étant pas faite, le député de la Réunion Raphaël Babet reprend l’idée au profit des petits Blancs des Hauts de la Réunion. L’objectif était social avant d’être démographique. Du quatre novembre 1952 à 1965, les colons originaires du Tampon, de Cilaos, de Sainte-Marie et des Hauts de Saint-Leu s’installent. L’indépendance de Madagascar a freiné puis mis fin à cette expérience.
Un arrêté du 26 avril 1963 crée le BUMIDOM, société commerciale dont l’Etat est le seul actionnaire, placée sous la double tutelle du ministère des DOM-TOM et du ministère de l’économie et des finances. La société a pour objet de contribuer à la solution des problèmes démographiques des DOM. À cette fin, elle pourra (entre autres) :
1/Se voir confier des missions de formation professionnelle et de placement de main d’œuvre.
2/Être chargée de faciliter ou d’assurer des implantations à caractère familial.
3/Veiller à l’information des futurs migrants, assurer la sélection professionnelle des candidats, organiser leur mise en route et leur accueil.
Un arrêté du 11 février 1975 demande en outre de faciliter l’implantation des migrants par une aide pécuniaire et d’assurer le prolongement social de cette migration.
Son siège social est à Paris, des antennes en province sont créées au fur et à mesure des besoins. Jusqu’en 1970, 47% des migrants ont pris le bateau, 53% l’avion (les hommes allant prendre un emploi, les femmes, les mineurs transplantés et les autres enfants). Le BUMIDOM travaille avec de nombreux organismes publics et privés. La Direction Départementale de la Population a organisé l’envoi en métropole des « Enfants de la Creuse » dont la garde lui est confiée jusqu’à leur majorité.
2 – Les canaux de l’émigration organisée :
L’émigration a un double objectif : faire reculer le chômage et freiner l’accroissement de la population. Le BUMIDOM met d’abord l’accent sur les migrations de travailleurs, les regroupements familiaux intervenant une fois le migrant actif installé. À l’origine, ce recrutement de main d’œuvre porte presque exclusivement sur les hommes. Les migrations économiques les plus importantes concernent les placements directs.
Les besoins et le manque de structures de formation à la Réunion expliquent l’importance des migrations pour formation professionnelle. Pour y être admis, il faut être âgé entre vingt et trente-deux ans, savoir lire, écrire, connaître les quatre opérations. Beaucoup sont écartés faute de niveau suffisant ou de constitution physique défaillante. Afin d’élargir le recrutement, un centre de préformation est ouvert à la Sakay.
Une autre voie de l’émigration est celle des militaires démobilisés : faisant leur service dans l’Hexagone, ils sont informés des possibilités d’insertion s’ils restent, gardant pendant cinq ans un droit au rapatriement à la Réunion. Enfin les regroupements familiaux sont les migrations de type démographiques.
3 – L’évolution de l’émigration :
L’activité du BUMIDOM est passée par trois phases :
1/Une phase de démarrage (1961-1967) : les structures se mettent progressivement en place. Le nombre de migrants aidés est relativement faible.
2/Une phase de maturité (1967-1974) : la migration aidée est forte, avec de nombreux placements et des regroupements familiaux.
3/Une phase de déclin (1974-1982) : la crise économique se fait sentir. A partir de 1976, les placements directs sont confiés à l’ANPE qui recherche les emplois avant de les transmettre à la Réunion. Les difficultés de la migration organisée amènent à choisir la migration spontanée. Cette phase montre l’importance des retours, la mise en place d’un incessant va-et-vient dans un contexte de crise économique.
En France, les habitants des DOM sont en butte au déracinement, au racisme, à la solitude. Le BUMIDOM est contesté. A la Réunion, le PCR dénonce l’émigration comme vidant le pays de ses forces vives, contribuant au maintien des structures coloniales, causes du sous-développement.
1 – La population concernée :
De 1963 à 1982, en moyenne, il y a eu 100 départs par an, avec des disparités (198 départs en 1966, seulement douze en 1982). L’importance des flux semble liée non pas au « stock » d’enfants à placer à la Réunion mais aux possibilités et aux offres d’accueil en métropole.
On peut distinguer quatre périodes :
1/1963-1966 : mise en place des dispositifs.
2/1967-1972 : premières difficultés avec divers ajustements. En 1968 apparaissent les premières interpellations sur le bien-fondé de cette politique.
3/1973-1977 : reprise à un niveau élevé.
4/1978-1982 : essoufflement de l’émigration et accent mis par le BUMIDOM sur les « placements familiaux ».
Il y a eu onze convois de mineurs, en avion, par an en moyenne pendant vingt ans. Les convois concernent à chaque fois un nombre variable de mineurs, en moyenne six. Un tiers des mises en route effectuées ne concerne qu’un mineur, accompagné.
La répartition mensuelle des départs montre une prédominance des mois d’août, septembre et octobre (transfert de 62% des enfants). Tous les convois de plus de dix enfants sont organisés entre mai et octobre. Près de 10% des enfants sont arrivés en métropole pendant l’hiver, sans transition.
Les mineurs transplantés le sont 1/3 avant l’âge de 5 ans, ½ âgés de 5 à 15 ans, 1/5 a plus de 15 ans. Les plus jeunes sont adoptés ou en placement familial. Entre 5 et 15 ans, ils vont dans des centres d’accueil. Les plus âgés sont placés en apprentissage. On compte beaucoup plus de garçons que de filles, sans doute lié aux possibilités de placement.
La couleur de la peau influe sur les adoptions et l’intégration, plus difficile pour les « personnes de couleur ». Afin de répondre à des préoccupations d’élus locaux, le BUMIDOM a établi empiriquement une répartition selon l’origine ethnique. La majorité est classée comme « créole » : 45,5% sont qualifiés de « créoles clairs » et 47,1% de « créoles bruns ». Est-ce parce que les adoptions concernent plus volontiers des « enfants blancs » ? Est-ce que chez les « créoles clairs », les conditions sociales et familiales sont plus dégradées ?
2 – Des enfants issus surtout du « Nord urbain » et des espaces sucriers :
2,33% des mineurs transplantés sont nés hors de l’île : Madagascar, Hexagone et île Maurice. C’est une conséquence des échanges de population qui ont lieu avec les îles de l’océan Indien.
Les villes en fournissent le plus gros contingent ainsi que les régions de plantation, notamment l’Est où la misère endémique se double de rapports sociaux plus violents. Le Sud, hormis Saint-Pierre, est peu représenté. L’Ouest, hormis Le Port, l’est encore moins. Les mineurs transplantés sont très majoritairement d’origine urbaine. 54% des mineurs transplantés sont issus de Saint-Denis, Le Port et Saint-Pierre. La carte des origines est celle de la déshérence sociale. Toute misère ne débouche pas sur la dislocation des structures sociales ou familiales dont sont les premières victimes les enfants.
Cette situation résulte de plusieurs phénomènes. Après l’abolition de l’esclavage, de nombreux affranchis se sont installés sans ressources dans les villes. La construction du port et du chemin de fer a entraîné la création de la ville du Port où se retrouvent de nombreuses catégories sociales défavorisées. Dans ces villes à l’urbanisation pathologique prospère une misère endémique avec son cortège d’alcoolisme, de violences, de délinquance et de ruptures sociales et familiales. Les services sociaux insulaires recueillent de façon majoritaire des enfants « abandonnés ».
Les campagnes fournissent moins de mineurs transplantés malgré la surcharge démographique et la misère rurale. Les régions de plantations sucrières où les contrastes sociaux sont violents et la population prolétarisée nombreuse fournissent beaucoup plus de mineurs transplantés que les campagnes vouées à la polyculture ou aux cultures vivrières de subsistance.
3 – Les destinations géographiques :
La carte de localisation est très contrastée. Paris est rarement la destination finale des mineurs transplantés. Ils ne font que passer quelques heures ou quelques jours avant d’aller rejoindre en province des institutions pour être adoptés ou placés dans des familles. Il y a de fortes contrastes dans la répartition des destinations. Quatre-vingt-trois départements de la métropole ont reçu des mineurs transplantés.
La majorité des départements n’ont reçu que peu de mineurs. Quarante-neuf en ont reçu moins de dix. Douze en ont reçu plus de trente : Paris, Creuse, Tarn, Gers, Lozère, Oise, Bouches-du-Rhône, Hérault, Finistère, Loire-Atlantique, Haute-Vienne et Pyrénées-Orientales. Cette apparente absence de logique tient au mode de placement des mineurs. La plupart d’entre eux sont reçus dans des institutions. Les départements les plus représentés sont des départements ruraux qui avaient le double souci de remplir leurs établissements insuffisamment fréquentés et de lutter contre la déprise rurale.
La répartition des destinations se caractérise à la fois par une concentration dans quelques départements, notamment ruraux, du Sud de la France consécutivement à la présence de places disponibles dans des institutions et par une répartition plus uniforme dans la France de l’Ouest liée essentiellement aux adoptions. Cette répartition n’obéit à aucune logique économique.
V – Une transplantation placée sous le signe de la misère
Pour réussir leur transplantation et faire les choix qui s’imposent à eux, il est présupposé que les mineurs doivent avoir de solides atouts :
1/Une bonne formation intellectuelle
2/Une capacité à vivre l’acculturation
3/Une aptitude à assumer ses responsabilités
4/Une vivacité d’esprit
5/Des moyens financiers
Beaucoup d’attendus pour des enfants et adolescents souvent fragiles au départ de leur île.
1 – Situation contextuelle du problème :
Ces mineurs sont victimes de l’absence de réflexion, lors du passage du statut de colonie à celui de département, sur la programmation des transformations attendues dans chaque secteur de la vie économique, sociale et culturelle. Mise à part la lutte contre la misère, rien n’a été programmé en matière d’équipements et de personnels en collaboration avec l’Etat dans tous les autres domaines.
En 1946, les députés Raymond Vergès et Léon de Lépervanche ne militent pas en faveur de la création de foyers en nombre suffisant. Ils ne portent pas devant l’Assemblée nationale visant des jeunes en difficulté représentant l’avenir de ce département. Cette carence conduit un directeur du Service de la Population à improviser une politique de transfert de mineurs vers la métropole. Ce directeur, Jean Barthe, apparaît comme le père de ce projet. Tous les décideurs croient bien faire. Personne ne peut comprendre alors que cette politique est un pari risqué et encore moins imaginer ses terribles conséquences.
Les « cas sociaux » réunionnais sont victimes de la peur de la démographie galopante, de la peur du risque de surpopulation, fruit d’une interprétation exagérée. Les services sociaux de l’Etat ne prennent pas en considération les questions de l’adaptation et de l’insertion des jeunes de ce département tropical envoyés en formation dans des départements au climat tempéré. L’éducateur est désarmé car il lui manque le plus souvent les données des enquêtes précédant tout placement, la connaissance de la culture réunionnaise, la maîtrise de la langue créole. La DDASS de la Réunion ne voit pas l’utilité de transmettre toutes les informations en sa possession sur chaque jeune que son collègue du département d’accueil doit recevoir et suivre.
Le Foyer Saint Jean d’Albi est celui qui a le mieux cherché à comprendre ces mineurs transplantés pour établir la relation de confiance et opérer un travail d’insertion efficace. Guy Alaux, éducateur spécialisé, a réalisé une enquête entre 1964 et 1967 auprès de quarante-deux jeunes : la moitié sont orphelins complets, huit sont orphelins de mère, sept orphelins de père, cinq en dissociation familiale, un possède une famille ordinaire. Il en ressort qu’ils souffrent du manque de parents. L’empreinte familiale est pratiquement inexistante pour la plupart d’entre eux. L’éducateur dénote la faillite de la présence et de la surveillance de la mère, l’absence d’autorité du père, le manque d’affection et de cohésion de la famille. Très vite il est constaté une régression de la correspondance des jeunes Réunionnais avec ce qui reste de leur famille.
L’Association Pour l’Enfance Coupable et Abandonnée (APECA), à la Plaine des Cafres, reçoit en 1961 354 mineurs : 70% sont issus de gagnes-petits vivant mal. 92% sont venus directement après plainte de leur famille. 75% sont dans une situation de carence affective.
À partir de la fin des années 1960, le service social tente une meilleure prise en charge des familles réunionnaises en grande difficulté à cause de leurs faibles ressources financières. Des aides financières sont accordées aux parents, on aide ces derniers à gérer le foyer, à assurer les soins et l’éducation des enfants.
Le mineur transplanté considère que dans son pays natal, il était plus libre. À la Réunion, la case des familles pauvres étant petite, l’enfant se retrouve toute la journée dans la cour voire dans la rue en l’absence de surveillance d’un adulte. Laissé à lui-même, il donne libre cours à son imagination pour meubler son temps. Il lui arrive parfois de commettre des faits délictueux.
Dans les foyers, les mineurs transplantés se montrent indépendants. Ils n’admettent pas que l’adulte soit rigide, leur impose des règles. Comme ils sont en métropole, ils doivent s’adapter et obéir. Cela peut se traduire par une obéissance aveugle et un repli sur soi ou une attitude de contestation permanente.
Au bout d’une dizaine d’années de pratique de cette politique d’envoi des jeunes Réunionnais, les critiques fusent. Leur substitution par les nouveaux entrants venant de métropole crée localement un malaise. À la Réunion, les « cas sociaux » sont victimes des idées reçues, notamment celle de l’impureté des enfants bâtards.
2 – L’égalité devant la misère :
Les mineurs transplantés sont issus de familles vivant dans des conditions déplorables pour leur épanouissement : insuffisance des ressources, logements petits, insalubres, sans eau courante, avec un mobilier de fortune. Il est courant de voir des familles nombreuses vivre dans une case de trois pièces, couverte de paille, sans eau courante. Dans les familles pauvres, très tôt, le nourrisson mange les mêmes aliments que ses parents. Viande et poisson (même salés et séchés) sont rarement présents dans le bol alimentaire des Réunionnais défavorisés. Leur alimentation ne leur apporte pas suffisamment de calories.
Compte tenu d’absence de préparation psychologique, les changements de cadre géographique, climatique, culturel ne peuvent qu’accroître leur fragilité et favoriser l’instabilité, le traumatisme psychologique voire la dépression. Compte tenu de leurs antécédents familiaux et de leur situation sociale, les décideurs auraient dû redoubler de prudence lors de la définition d’une politique en leur faveur afin d’éviter la multiplication des traumatismes. La dimension affective de la misère prend encore plus d’ampleur dans le cas où ceux-ci font l’objet d’une transplantation. Elle complique leur existence et augmente leurs troubles. Pour certains, leur souffrance semble ne pas avoir de fin.