En tant qu’aidant familial, je vais voir toutes les semaines ma maman, atteinte de la maladie d’Alzheimer depuis de nombreuses années et actuellement en Ehpad, dans une unité protégée. Si nous avons l’habilitation familiale pour ma maman, une forme spécifique de protection des majeurs, mes frères et moi, nous sommes aussi les cotuteurs d’une de mes tantes, atteinte de la même maladie et actuellement dans un autre Ehpad, dans ce qu’on appelle l’unité des grands dépendants. Cela demande du temps. Cela nécessite, pour toutes les deux, de tenir un budget, de produire au juge des contentieux de la protection annuellement un compte de gestion, d’avoir aussi son autorisation a minima pour tous les actes de disposition en ce qui concerne la cotutelle.

Toutes les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer n’ont pas leur chance. Je vois, dans les unités où elles sont, que certaines personnes atteintes de la même pathologie n’ont aucune visite et cela me tord le cœur de les sentir si seules et isolées. Quand je vais voir ma maman, que je la fais marcher, il m’arrive de prendre une de ces personnes par la main (je connais les prénoms de toutes) et de la faire marcher avec nous ou de l’inviter à s’asseoir, prendre le soleil sur un banc, dans le patio, à nos côtés. Elles aiment beaucoup. On discute un brin. Elles partent alors quand elles en ont envie. Elles viennent parfois me parler spontanément (« Vous êtes venu pour moi ? », « Non, pour ma maman mais installez-vous à côté de nous si vous voulez. »), ou m’apporter la poupée d’empathie avec laquelle elles déambulent pour que je la garde, le temps qu’elles fassent autre chose ou en prennent une autre pour continuer de déambuler. Parfois c’est juste un seul sourire que nous échangeons. Je ne sais pas si tous les visiteurs le font mais tout cela me paraît normal. Question d’éducation peut-être. Cela ne me demande aucun effort et je sais que je leur fais plaisir. J’aime ces petits moments de bonheur partagés. Le personnel me dit : « mais on est là », ce à quoi je leur réponds que cela ne me gène pas. Ma maman d’un côté, l’autre personne de l’autre, et ça roule. Je continue de m’occuper de ma maman.

Quand elles n’ont pas un aidant proche qui s’occupent d’elles, ces personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer ou autre maladie neurodégénérative sont sous protection judiciaire. C’est le plus souvent un mandataire judiciaire professionnel qui se charge de protéger leur patrimoine et leur personne.

Mais parfois ces professionnels peuvent se sentir démunis. Ils ont beau être professionnels, ce n’est pas forcément suffisant. Nous sommes tous mortels et il y a des points qu’il faut régler, qu’on le veuille ou pas. Professionnellement parlant, je suis généalogiste. Une profession que j’exerce à Albi depuis presque vingt-cinq ans, que j’ai vu évoluer. Je forme aussi des professionnels à l’Université de Nîmes depuis une douzaine d’années. Je me régale dans cette profession, peu courante.

Et donc ces mandataires judiciaires démunis prennent langue avec moi. La personne majeure dont ils ont la protection a eu un rare moment de lucidité et a annoncé quelque chose dont ils ne se doutaient pas. Il faut essayer de démêler ensemble le vrai du faux. C’est de ces petits bonheurs, professionnels cette fois-ci, dont je voudrais vous parler ici.

Un mandataire judiciaire m’envoie par mail une demande. La personne âgée, très âgée, protégée car atteinte de maladie neurodégénérative, pas Alzheimer mais guère mieux, était en fin de vie au point que le médecin avait demandé au personnel médical qu’il prépare les vêtements. Tout le monde avait compris ce que cela signifiait. La personne était en fin de vie. Le mandataire judiciaire savait que cette personne avait deux enfants grâce à son livret de famille mais tout contact avait été rompu entre leur parent et eux. Il fallait donc retrouver leurs adresses pour pouvoir les prévenir. Pour éviter qu’ils ne soient comme Barbara dans sa magnifique chanson « Nantes » où son père, ce vagabond, ce disparu, qu’elle avait tant espérée, avait demandé à la voir avant de mourir : Il voulait une dernière fois, après bien des années d’errance, se réchauffer à son sourire mais il est parti le matin de son arrivée, sans un dernier adieu, sans un je t’aime, vingt-cinq rue de la Grange-aux-Loups, dans une chambre au fond d’un couloir. Pour ne pas rater ce rendez-vous, pour ne pas rencontrer comme elle à sa place juste quatre hommes en habits du dimanche. Une chanson magnifique, extrêmement émouvante.

En effet avant de s’occuper de la succession, il faut régler la question de la dépouille et la régler rapidement une fois la mort survenue. Le service des cimetières de la ville où est décédé la personne doit savoir dans un délai maximum de sept jours les éléments suivants : Existe-t-il un tombeau familial quelque part avec une concession payée ? Y a-t-il de la place à l’intérieur pour un nouveau cercueil si la personne n’a pas demandé à être incinérée ? Faut-il faire sinon une réduction de corps ? Doit-il y avoir une cérémonie religieuse ou bien uniquement civile ? Le but est de respecter les volontés du défunt, de ne pas construire une nouvelle tombe dans un autre cimetière (cela a un coût, surtout dans l’urgence), de ne pas le conserver le temps plus que nécessaire dans une chambre froide (cela a aussi un coût) ni de mettre son corps pour une durée de cinq ans maximum dans la « division à caveaux de terrain commun », sans pierre tombale, sans ornements ni stèle, seule une semelle très simple recouvrant la sépulture. En attendant qu’un jour peut-être la famille veuille bien se manifester, une fois le décès appris souvent par hasard. Si cela peut se faire avant, quels que soient les sentiments et l’histoire entre eux, c’est mieux.

Le mandataire judiciaire devait connaître ces réponses très rapidement voire en urgence au vu de l’état de santé de son protégé et ce dernier n’avait plus la capacité de les lui donner. Peut-être ses enfants, une fois leur adresse retrouvée et le contact repris, pourraient-ils le lui dire ? À nous d’essayer de le permettre. Si ma collaboratrice et moi avons trouvé les adresses, le temps est, comme pour Barbara et son père, allé plus vite que nous. Faute d’avoir pu lui donner un dernier baiser, ils ont été retrouvés pour régler tous les différents problèmes rencontrés au moment du décès et Dieu sait s’il y en avait !

Autre histoire : une mandataire judiciaire me contacte un jour. Un de ses protégés majeurs, atteint d’Alzheimer, qu’elle savait célibataire depuis toujours et sans aucune famille proche, ni frères, ni sœurs, ni neveux ou nièces, s’est rappelé tant bien que mal avoir eu trois filles mais il était dans l’impossibilité de dire leurs prénoms, leurs lieux de naissance ou leurs âges. Il savait où il avait vécu avec la mère de ses filles de façon très précise ainsi que le nom de son ex-compagne avec qui il ne s’était jamais marié. Allons bon ! Le monsieur a de la famille ! En voilà une nouvelle ! Vérité ou action ? Il faut vérifier. Ce n’est pas rien, trois filles dans sa vie. Cela va changer sa succession future. Et nous voilà partis, ma collaboratrice, mon ancien associé et moi, pour enquêter sur place afin de découvrir autant d’indices que possible.

Le premier contact s’est trouvé être la secrétaire de mairie qui, en nous écoutant lui raconter le dossier, s’est rappelé une personne pouvant potentiellement nous aiguiller. Cette personne, identifiée, rencontrée, a en effet pu nous aider. Par la suite, les prénoms, dates et lieux de naissance des trois filles, après moultes péripéties rocambolesques, dignes d’un roman de Dumas car nous avons parcouru trois départements pour cela de fond en comble, ont pu être trouvés et transmis à la mandataire judiciaire. Houba !

À partir de là, que faire ? Le premier lien s’est fait par un appel téléphonique avec la mère qui était d’abord réticente. Comment ? Des généalogistes ? C’est encore une arnaque ? Vous voulez me piquer mon fric ? Il a fallu lui expliquer longuement notre démarche. Jusqu’à ce que nous proposions de servir de « boite aux lettres » entre la mère des filles, la mandataire judiciaire et le père dans les deux sens. Nous avions les adresses de tout le monde. Le monsieur, avec l’aide de sa tutrice, tant bien que mal, a écrit un courrier à ses filles et à leur mère. La tutrice nous l’a envoyé. Nous l’avons expédié à la mère des filles en lui disant que nous ne l’avions pas lu et qu’elles pouvaient, ses filles et elle, aussi ne pas le lire. Il n’y avait aucune obligation. Si elles l’ouvraient, elles pouvaient si elles le voulaient lui répondre et nous envoyer le courrier dans une enveloppe fermée. Ou pas. Dans notre courrier d’accompagnement, nous lui donnions une date limite de réponse, suffisamment longue pour qu’elles puissent prendre le temps de la réflexion. Dans ces cas-là, nous ne sommes pas aux pièces ! Nous ferions passer leur réponse éventuelle à la tutrice qui le lirait au monsieur.

Pour finir, la tutrice nous a informé que, après cette première prise de contact pour le moins difficile mais où tout le monde s’était malgré tout écrit, son protégé allait pouvoir rencontrer ses filles avec leur mère. Le contact se faisait à nouveau après des dizaines d’années de rupture.

Cette recherche a ainsi pu permettre à une famille de renouer des liens tout en anticipant potentiellement la succession par la réalisation de donations futures éventuelles. Cette procédure de recherche permet d’anticiper les difficultés puisque ce n’est plus la famille qui paie les généalogistes avec la signature d’un contrat de révélation, comme après le décès, mais bien le majeur protégé qui demande la recherche, son mandataire judiciaire mandatant pour cela le généalogiste en son nom.

Dans un cas comme dans l’autre, tout comme quand je vais voir ma maman ou ma tante, j’essaie de mettre la même empathie. Cela me paraît nécessaire et important. S’il y a une chose que j’ai apprise pendant ma formation d’aidant ou pendant mes participations aux groupes de parole de France Alzheimer c’est cette importance de l’empathie. Le contact humain est tellement primordial dans ce type de maladie neurodégénérative. Malgré la maladie, ces personnes restent des humains auxquels on doit faire attention, plus encore que les valides. Malgré, ou grâce à, leur maladie, ils peuvent beaucoup nous apprendre sur ce qui fait notre humanité. Ce sont des dossiers professionnels délicats mais ils font tellement de bien. Ils m’apprennent beaucoup sur qui je suis, qui je peux être. Ils ouvrent encore plus mon humanité.