Peut-être avez-vous lu dans la presse un article disant que les enfants de Maurice Jarre ne pouvaient hériter de lui, contrairement à ce que dit la loi française, qu’ils avaient été déboutés par la Cour Européenne des Droits de l’Homme ? Même si je ne suis pas juriste, j’ai essayé de comprendre ce qui se passe en allant consulter tout d’abord l’arrêt de la Cour de cassation puis ce qu’en disaient les juristes. Car, même s’il est exceptionnel, c’est un sujet auquel les généalogistes peuvent s’intéresser.

Avant de voir cette décision de la CEDH, voyons ce qui s’est passé avant. Dans son arrêt du 27 septembre 2017, la Cour de cassation a donc été́ amenée à se prononcer sur la détermination de la loi applicable à la succession de Maurice Jarre, ressortissant français domicilié et décédé́ dans l’État de Californie.

Après s’être marié le 6 décembre 1984 avec Fui Fong Khong, il rédige dès 1987 un testament pour lui céder ses droits d’auteur. Il constitue ensuite en 1991 avec son épouse un trust family dont ils étaient les deux uniques constituants et administrateurs.

Au décès de Maurice Jarre, le 29 mars 2009 à Los Angeles (Californie), il ressort de son dernier testament, établi le 31 juillet 2008, qu’il entend léguer tous ses biens meubles à son épouse et le reliquat de sa succession au trust, déshéritant par là-même ses trois enfants. Ces derniers ont alors assigné son épouse, la SCI et les sociétés française et américaine la gestion des droits d’auteur sur les fondements juridiques relatifs au droit de prélèvement mais aussi et surtout à la réserve héréditaire : en les privant de leur part réservataire, la loi californienne porterait atteinte à l’ordre public international français. Par un arrêt du 11 mai 2016, la Cour d’appel de Paris a débouté́ les requérants de leurs deux demandes. D’où le pourvoi en cassation.

Avant d’aller plus loin, qu’est-ce que ce droit de prélèvement ? L’arrêt de la Cour de cassation nous dit ceci quand il relate les arguments des enfants : l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 détermine l’étendue de la part successorale d’un héritier français dans une succession internationale et est donc une règle relative à la dévolution successorale ; une telle règle était donc applicable aux successions ouvertes avant son abrogation ; la succession de Maurice Jarre a été ouverte le 29 mars 2009, avant donc l’abrogation de ce fameux article 2 de la loi du 14 juillet 1819 par le Conseil constitutionnel, le 5 août 2011 ; la succession, et notamment la part successorale des héritiers français, était donc soumise aux règles en vigueur à cette date et en écartant l’application de cette loi pour cela qu’il ne s’agirait pas d’une règle relative à la dévolution successorale mais d’une exception à la règle de conflit de lois, la cour d’appel a violé l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819.

Le premier attendu de l’arrêt de la Cour de cassation rétorque ceci : « attendu, d’une part, qu’aux termes de l’article 62, alinéa 3, de la Constitution, les décisions du Conseil constitutionnel s’imposent à toutes les autorités juridictionnelles ; que, lorsque la déclaration d’inconstitutionnalité est rendue sur une question prioritaire de constitutionnalité, la disposition déclarée contraire à la Constitution ne peut être appliquée dans les instances en cours à la date de la publication de la décision du Conseil constitutionnel dès lors que celui-ci n’a pas usé du pouvoir, que les dispositions de l’article 62, alinéa 2, de la Constitution lui réservent, de fixer la date de l’abrogation et reporter dans le temps ses effets ou de prévoir la remise en cause des effets que la disposition a produits avant l’intervention de cette déclaration ; qu’ayant constaté, par motifs propres et adoptés, que dans sa décision du 5 août 2011 (n° 2011-159 QPC), le Conseil constitutionnel avait abrogé l’article 2 de la loi du 14 juillet 1819 et qu’aucune décision revêtue de l’autorité de la chose jugée ni aucune reconnaissance de droit antérieure à la publication de cette décision, le 6 août suivant, n’avait consacré le droit de prélèvement que les enfants entendaient exercer, la cour d’appel en a déduit à bon droit qu’ils ne pouvaient invoquer les dispositions abrogées. »

Dès lors, la question qui se pose est de savoir quelle loi successorale a vocation à régir la dévolution du patrimoine du défunt Maurice Jarre : la loi californienne ou la loi française ?

La loi applicable à la succession est en principe, celle de l’État dans lequel le défunt a sa résidence habituelle au moment de son décès. La Cour de cassation, pour déterminer le lieu de résidence habituelle du défunt, relève dans un premier temps que le dernier domicile du défunt est situé́ dans l’État de Californie. En outre, elle constate que toutes ses unions, à compter de 1965 (avec Dany Saval en 1965, Laura Devon en 1967 et Fui Fong Khong en 1984) ont été́ contractées aux Etats-Unis. L’installation de Maurice Jarre dans l’État de Californie est donc ancienne et durable.

Par conséquent, en installant sa résidence habituelle dans un Etat qui ne reconnaît pas l’institution de la réserve héréditaire ou qui offre la possibilité́ d’y déroger par testament, ne pas appliquer la réserve successorale demeure possible.

Transmettre un patrimoine dans un contexte international repose aussi sur l’identification des instruments adaptés à une telle transmission. Un instrument connu du droit d’un État peut être absolument inconnu du droit d’un autre État. Maurice Jarre a eu recours au mécanisme du trust, inconnu du droit français.

Deuxième point à éclaircir : l’ordre public international français. De quoi s’agit-il ? L’ordre public international assure la défense des principes de justice universelle considérés dans l’opinion française comme doués de valeur internationale absolue. Parmi eux, les grands principes de la déclaration universelle des droits de l’homme.

Toutefois, l’ordre public international peut également défendre la politique législative d’un État face à la loi d’un autre État. Il ne s’agit pas ici de principes fondamentaux mais de la préservation des nécessités d’organisation d’une société́ (divorce par consentement mutuel, monogamie, reconnaissance des enfants adultérins).

Qu’en est-il alors de notre réserve héréditaire ? Les enfants héritent tous d’une part minimale des biens de leurs défunts parents. C’est ce qui a été́ consacré par la Révolution en France. Les droits des enfants et autres descendants (à défaut de descendants, conjoint survivant) se voient protégés au même titre que le patrimoine dans la famille se voit maintenu. Les généalogistes successoraux travaillent grâce à cela.

Or la loi de l’État de la Californie ne reconnaît pas l’institution de la réserve héréditaire ou toute institution analogue. De ce fait, les enfants issus des précédentes unions du compositeur se voient exhérédés.

La jurisprudence française ne considère pas en outre cette réserve héréditaire comme faisant partie de l’ordre public international. Qui plus est, la Cour de cassation, dans son arrêt de 2017 prévoit que « les parties ne soutiennent pas se trouver dans une situation de précarité́ économique ou de besoin ». Et donc la Cour d’appel en a exactement déduit qu’il n’y avait pas lieu d’écarter la loi californienne au profit de la loi française. Pourquoi ?

Si depuis le XIXème siècle, la réserve n’est plus considérée comme une institution à caractère essentiellement alimentaire, « le code des successions de l’État de Californie (sections 6540 et 6541) comporte des dispositions permettant l’octroi par le juge d’une allocation familiale alimentaire de secours sur la succession au profit des enfants adultes d’un défunt qui était effectivement en totalité́ ou en partie à sa charge ». Ainsi, à moins que les héritiers justifient d’une situation de précarité́ économique, écarter la loi étrangère qui autorise le défunt à déshériter ses enfants semble pour le moins compliqué.

Une loi étrangère ne connaissant pas la réserve héréditaire a donc permis au de cujus de disposer de tous ses biens en faveur de son épouse, sans en réserver une part à ses enfants. Cela ne heurte pas l’ordre public international français. Dès lors que son application laisserait l’un ou l’autre de ceux-ci dans une situation de précarité́ économique ou de besoin, cette précision laissant donc supposer qu’il pourrait en être autrement en cas de dénuement.

La CEDH in fine « n’a jamais reconnu l’existence d’un droit général et inconditionnel des enfants à hériter d’une partie des biens de leurs parents », indique cette Cour dans son arrêt, rendu à l’unanimité des sept juges. Les tribunaux français ont « vérifié que les requérants ne se trouvaient pas dans une situation de précarité économique ou de besoin », poursuit la juridiction basée à Strasbourg, donnant ainsi raison à la justice française. La CEDH estime que les juridictions françaises ont « respecté la liberté testamentaire du défunt », dont la volonté traduisait une démarche « continue et bien définie de faire bénéficier son conjoint survivant de l’intégralité de ses biens », sans « intention frauduleuse ».

L’histoire n’est peut-être pas terminée. Me Nicolas Olszak, l’avocat des enfants Jarre, a en effet déclaré que « compte tenu des enjeux attachés à cette décision, et de son impact potentiel sur d’autres affaires similaires, nous formulerons dans les semaines à venir une demande de renvoi (…) devant la Grande Chambre » de la CEDH, qui fait fonction d’appel.

À suivre donc.