L’immense activité commémorative des années 1920 et 1930 peut-elle être considérée comme le moyen trouvé par les contemporains pour vivre le deuil collectivement et en alléger le poids? Au moins pour une large part, cette conception répandue est probablement exacte, nous dit Stéphane Audoin-Rouzeau.

 

Il prend pour cela différents exemples :

Ainsi, au sein de la collection Dior achetée par le Conseil général de la Meuse en 1998, il existe un objet magnifique : un père a réalisé une grande maquette de l’arc de triomphe de l’Etoile. Sous l’arche principale, occupant tout l’espace, il a placé un portrait de son fils le montrant casqué, regard intense, appuyé sur la garde d’une épée émergeant d’un bouquet de lauriers de la victoire, le tout dressé sur un arrière-plan de croix chrétienne et de rayons solaires. On peut y voir toute la douleur d’un père.

 

Pour des soldats dont le corps a pu être rapatrié, les familles ont parfois fait fabriquer des tombes de grande taille dans certains cimetières français, monument au mort donnant à voir, en bronze, en pierre, le visage, le buste ou le corps tout entier du disparu, parfois accompagné de sa mère, sa veuve voire ses enfants.

 

Toutes les structures sociales ont «pris le deuil» de ceux de leurs membres tombés entre 1914 et 1918. Au travers de cette activité commémorative, la douleur des endeuillés de la Grande Guerre a été amplement montrée. La douleur des endeuillés fut ainsi assumée, et peut-être atténuée, par la constitution de structures de sociabilité destinées à aider les survivants.

 

Mais la douleur intime est restée cachée, soigneusement cachée. Il y a d’un côté les statistiques et de l’autre l’innommable, l’incomptable. La perte. Le deuil. Comment a été traitée dans l’intimité la douleur de cette perte ?

 

Le deuil de guerre est un deuil qui inverse l’ordre des générations. Ce sont les plus jeunes qui partent les premiers, les parents qui enterrent les enfants. C’est un choc profond et durable, une souffrance inouïe, au vu de la multitude des morts de la Première Guerre, qui fait que les plus âgés peuvent en mourir de chagrin. C’est un deuil à jamais, une perte irréparable. Le défunt sera désormais pour toujours présent. Le père, parti et jamais revenu, est une perte tout aussi importante pour un enfant. Dans l’un comme dans l’autre cas, ce sont des deuils extrêmes. Le mort a agonisé loin des siens. Il n’a pu être accompagné par eux. Personne n’a été préparé à cette perte, à cette annonce brutale comme un éclair en plein milieu d’un ciel bleu. Ils l’ont vu partir plein de vie et des étrangers viennent frapper un jour à la porte pour annoncer que Dame Camarde a fait son œuvre. Ils ne le reverront plus.

 

Qui plus est, parfois, le corps est irrécupérable. Des fois, son corps n’est même plus identifiable. On le sait mort. Mais personne ne peut rendre un cercueil. Il est là-bas, quelque part, en terre étrangère, déchiqueté, enseveli à jamais avec d’autres corps inconnus. Sur quoi fixer son chagrin ? Où aller pleurer ou déposer des fleurs quand il n’y a plus rien ? Il est mort au Champ d’Honneur. Mais ce champ a été labouré par trop de combats et plus rien ne peut y pousser désormais.

 

Alors la famille peut tout imaginer et surtout le plus horrible, notamment si personne n’est en capacité de lui donner des précisions sur ses derniers instants. Et d’ailleurs, ses instants-là ont duré combien de temps ? Quelques jours ? Quelques heures ? A-t-il vu venir la mort ? A-t-il souffert ? Comment est-il parti ? Comment peut s’accomplir le travail de ce deuil, forcément solitaire, dans ces conditions ?

 

Comment Louise et ses enfants ont-ils vécu la perte de René François ? C’est une chape de plomb qui existera toujours. Personne dans ma famille n’a jamais parlé de ce deuil. D’ailleurs on ne parlait pas de René François. C’était une ombre toujours présente mais indicible. René François était toujours là, présent quelque part. Je ne le connais pas physiquement. Des membres de ma famille se posent d’ailleurs la question : Comment était-il physiquement ? Est-ce que je lui ressemble ? Existe-t-il quelque part une photo de lui ? Des photos de Louise, oui. Mais seule. Toujours seule. Une photo de René François ? Je ne suis pas sûr.

 

Je n’ai jamais entendu dire qu’il y ait eu une visite à Villers-Carbonnel. On le sait là-bas mais y est-on allé un jour ? Je ne crois pas. Je n’en ai jamais entendu parler en tout cas. Et pour voir quoi d’ailleurs ? Des noms à la suite les uns des autres suivis de 586 inconnus. Et parmi ces noms, René François. Mais le corps est où dans cet ossuaire ? Où peut-on poser la main ? Où peut-on s’imaginer caresser ses cheveux et le regarder dormir ? D’une certaine manière, ce deuil-là s’avère impossible.

 

Ses enfants ont été élevés dans son souvenir, semble-t-il. René François est mort en héros et plus j’étudie ma famille, les quelques générations qui nous séparent, lui et moi, plus je me dis que vraisemblablement sa mort a entraîné d’autres destins dans sa descendance. René François a été perdu mais il est revenu autrement. Un de mes frères, alors que nous discutions du challenge et des retrouvailles qu’il a entraînées, m’a montré du doigt un jour une vérité sans le savoir.

 

Mais ça c’est une autre histoire.