Quand on fait des recherches en archives, notamment en farfouillant les actes des notaires, on peut trouver des actes surprenants. Comme par exemple cet inattendu bail de nourriture des prisonniers espagnols, passé chez Me Devic, notaire de Castres.
Le 26 décembre 1674, Jean Boyer, marchand, en la présence de Charles de Percin, sieur de Lengary, Jacques Flourens, avocat en Parlement, Etienne Chazalon et David Prat, consuls modernes de Castres, demande à Jean Virgille, Me boulanger de la ville, qu’il fournisse tout le pain de munition nécessaire pour la subsistance des prisonniers espagnols logés dans Castres jusqu’à nouvel ordre et qui arriveront le lendemain. Le temps maximum de séjour prévu pour eux est de 6 mois.
Fournir en pain certes mais comment ? Jean Boyer demande au Me boulanger des petits pains, chacun pesant en pâte 28 onces et une livre et demie une fois cuits. Ils devront être pétris deux tiers avec de la farine de blé molle et un tiers avec de la farine de seigle.
Me Virgille devra les fournir journellement selon l’ordre qui lui sera fait par les consuls pour en faire faire la distribution aux prisonniers. Un état de la distribution sera fait et signé à la fin de chaque mois et Me Virgille en donnera copie à Jean Boyer qui lui paiera alors chaque pain 9 deniers et ce prix sera fixe une bonne fois pour toute, même si le prix des grains augmente ou diminue.
En marge de cet acte, nous avons une quittance du 5 février 1675. Me Virgille reconnaît avoir reçu du sieur Boyer la somme de 217 livres 5 sols pour avoir distribué, entre le 27 décembre 1674 et le 31 janvier 1675, 5796 pains (soit 161 pains par jour). Nous ne savons pas combien cela représente de prisonniers mais si l’on en croit un exercice d’arithmétique du certificat d’étude de 1877, un homme mange à l’époque 750 g de pain. On peut donc supposer qu’il y a au moins 161 prisonniers (en espérant que chacun ait cette quantité).
Mais que viennent faire des prisonniers espagnols à Castres ? 1674, cela fait deux ans que nous sommes en pleine Guerre de Hollande. Après la Guerre de Dévolution pour cause de non-paiement de la dot de la reine Marie-Thérèse d’Autriche, Louis XIV veut continuer à conquérir les territoires espagnols. Cette Guerre de Hollande oppose donc la France et ses alliés (Angleterre, Münster, Liège, Bavière, Suède) à la Quadruple-Alliance (Provinces-Unies, Espagne, Saint Empire Romain Germanique et Brandebourg).
Louis XIV et son état major ont établi un front qui va de la Hollande à l’Alsace, en passant par la Rhénanie. Et en 1674, ça se bastonne sec dans ce secteur, le but étant semble-t-il de récupérer la Franche-Comté, espagnole à l’époque. Il faut dire qu’il y a côté français Turenne et Condé qui ne sont pas n’importe qui du point de vue militaire et qui ne s’en laissent pas conter. Quand il faut aller au devant des ennemis, ils ne sont pas les derniers. Après avoir mis une déculottée aux Impériaux lors des batailles de Sinsheim en juin et de Ladenbourg en juillet, après avoir ravagé le Palatinat, battu Guillaume d’Orange à Seneffe en août, ils pensaient pouvoir se reposer un chouïa. Que nenni ! Les Impériaux et les Lorrains pénètrent en Alsace. Qu’à cela ne tienne, Turenne s’engage en plein hiver dans les Vosges. C’est sans doute à ce moment-là, lors de différentes escarmouches, que nos Espagnols ont été fait prisonniers.
Castres, c’est le moins qu’on puisse dire, est loin du front. Par contre, c’est relativement proche de l’Espagne. Au cas où il faudrait faire des échanges de prisonniers, cela peut être stratégique. Sinon pourquoi Castres ? Qui plus est, c’est une ville religieusement mixte. Il y a à l’époque un peu plus de catholiques que de protestants (4000 pour les premiers et 3000 pour les autres en 1665) et elle a bénéficié des bienfaits de la Contre-Réforme. C’est aussi là que se trouvait jusqu’en 1670 la Chambre de l’Edit du Parlement de Toulouse avant d’être déplacée à Castelnaudary. Pas vraiment une ville de garnison mais une ville qui est en pleine expansion alors qu’Albi et sa région sont en période de déclin économique après la prospérité due au pastel.
Un document très intéressant, en lien avec la Grande Histoire. N’est-il pas ?