La Loi n°017-256 du 28 février 2017 de programmation relative à l’égalité réelle outre-mer a instauré une deuxième date commémorative de l’esclavage : celle du 23 mai, journée nationale à la mémoire des victimes de l’esclavage. Cette journée rappelle le 23 mai 1848, où le décret Schoelcher du 27 avril 1848 abolissant l’esclavage entre en application sur le premier territoire d’Outre-mer à recevoir l’information (la Martinique), ce qui entraine les premières libérations officielles d’esclaves. Elle fait également écho à la marche silencieuse du 23 mai 1998 qui a contribué au débat national aboutissant au vote du 21 mai 2001, reconnaissant l’esclavage en tant que crime contre l’humanité.

Alors, avec un petit peu d’avance sur cette date, intéressons-nous au patronyme de mon ancien associé dont les origines sont Réunionnaises.

Après avoir étudié comment Hilaire-Almanzy a pu recouvrer, avec les difficultés que nous avons vues, sa liberté, je me suis intéressé à la deuxième partie de son prénom composé : Almanzy. D’où peut-il provenir ? Faisons donc un petit peu d’anthroponymie.

Anthroponymie, anthroponymie, est-ce que j’ai une gueule d’anthroponymie ? Eh bien parfois oui ! Damned ! Miroir, mon beau miroir, dis-moi à quoi ressemble un généalogiste qui s’intéresse à l’anthroponymie ? À un généalogiste normal, curieux comme tout bon généalogiste, mais normal si la normalité est un concept qui puisse exister chez nous (j’ai parfois des doutes). Selon la définition du dictionnaire, l’anthroponymie est une discipline de la linguistique, une branche de l’onomastique pour être plus précis. Elle étudie de manière plus spécifique l’étymologie et l’histoire des noms. Vous comprenez mieux pourquoi c’est intéressant dans le domaine de la généalogie.

Parmi les auteurs indispensables à connaître dans ce domaine, vous avez l’incontournable Albert DAUZAT, et sa « disciple » Marie-Thérèse MORLET. Et parmi les auteurs réputés en onomastique, il y a mon très lointain cousin l’abbé Ernest NEGRE.

Mais revenons à ce prénom devenu plus tard patronyme sur l’île de la Réunion. C’est un prénom rarissime aux Mascareignes. À la Réunion, il se retrouve principalement dans une famille : la famille LOUPY de Saint Denis sur trois générations, entre 1793 et 1854. Les autres mentions de ce prénom concernent des hommes nés entre 1817 et 1827 (Pierre Almanzy CARRON né en 1817 à Sainte-Suzanne, Louis Almanzy MAILLOT né en 1825 à Saint André, Jean-Baptiste Almanzy ROBERT né en 1826 à Saint Benoît, Antoine Almanzy BOYER né en 1827 à Saint Benoît). Hors des Mascareignes, nous trouvons une mention en Gironde en 1846 et une mention aux Etats-Unis en 1902[1].

I –Le prénom « Almanzy » dans la littérature

Mais d’où provient ce prénom ? Au masculin ou au féminin, il semble être à la mode dans la littérature française du XVIIIe siècle et du début du XIXe siècle. Ce qui explique peut-être le fait qu’il ait été attribué à Hilaire-Almanzy au moment de sa naissance, très vraisemblablement par le maître de sa mère esclave plutôt que par celle-ci. Je ne suis pas sûr en effet qu’en tant qu’esclave, elle s’intéressait à la littérature et encore moins à l’opéra.

Voici les différents ouvrages que leur maître aurait pu lire, apprécier au point de donner ce prénom à un de ses esclaves naissants.

                1 – Achmet et Almanzine :

Le 25 octobre 1776, devant Leurs Majestés, à Fontainebleau est présenté un opéra-comique intitulé « Achmet et Almanzine » dont les auteurs sont Alain-René Lesage (décédé en 1747) et Jacques-Philippe d’Orneval (décédé en 1766), en collaboration avec Louis Fuzelier (décédé en 1752), musique de Jean-Claude Gillier (décédé en 1737). Cet opéra date de 1728 (Foire Saint Laurent)[2]. C’est la raison pour laquelle je le place en premier.

En 1795, un opéra portant le même titre et mis en musique par Johannes Schenck (décédé en 1712) est représenté au Théâtre National de Vienne. Les deux opéras ont la même trame : Almanzine, achetée pour le sérail du sultan Soliman, est aimée par Achmet, fils du Grand Vizir. Pour entrer au sérail, ce dernier se déguise en fille et se fait passer pour une esclave afin de voir plus facilement son aimée sans laquelle il ne peut plus vivre. Les deux amants se livrent ainsi au plaisir de s’aimer et de se voir, le sultan ayant donné à Almanzine la prétendue esclave pour la servir. Secondés par les soins d’un dénommé Pierrot, qui s’est aussi déguisé en femme pour avoir accès au sérail, Achmet et Almanzine trouvent moyen de se sauver. Ce qui met le sultan en fureur avant qu’il ne pardonne de bonne grâce.

                2 – Zamor et Almanzine :

En 1755, Madeleine d’Arsant de Puisieux, maîtresse de Diderot, fait paraître un ouvrage en trois tomes intitulé « Zamor et Almanzine ou l’inutilité de l’esprit et du bon sens » dont voici l’intrigue : Almanzine est le nom de la fille de Tacma, empereur des Perses, fils de Chak-Abas et de Shéhérazade. Zamor est le premier vizir du Sofi, frère d’Almanzine. Ils s’aiment mais Zamor a le malheur de déplaire à son souverain car il est trop proche d’Amir, frère du Sofi. Azama, femme de l’empereur des Perses, qui a tenté en vain de le séduire, demande à son mari de tuer Zamor. Ce dernier l’apprend et s’enfuit, déguisé en derviche, vers l’Egypte. Il rencontre un ermite philosophe avec qui il passe son exil à discuter moralité et religion. Almanzine sollicite le retour de son amant. Ce qu’elle arrive à obtenir. Les deux amants se marient enfin. Mais comme Almanzine n’arrive pas à convaincre Zamor à s’emparer de la couronne, elle essaie de l’empoisonner. On accuse alors Almanzine d’avoir tenté à la vie du Roi et d’avoir tué leur frère Amir. Elle est exilée dans un sérail à cinquante lieues d’Ispahan avec un eunuque. Elle réussit ainsi à le séduire pour pouvoir s’enfuir, sous le costume de derviche, et se réfugier dans la même cabane où s’était réfugié avant elle Zamor. Ce dernier est accusé d’avoir voulu séduire l’épouse d’un autre dignitaire. Ils se battent et Zamor tue son adversaire. Il part se réfugier à la cabane de l’ermite où il retrouve Almanzine. Voyant que l’ermite s’est laissé séduire par Almanzine, il quitte les lieux. Ne pouvant survivre à sa honte, Almanzine s’empoisonne.

                3 – d’Almanzi :

En 1777, François Thomas Marie de Baculard d’Arnaud écrit une anecdote intitulée « d’Almanzi, anecdote française ». En effet, pour une fois, nous quittons les contrées lointaines et exotiques : Le comte d’Ossemont tombe amoureux de Clémence de Kersant lors d’une chasse en Bretagne mais son père exige qu’il épouse une autre jeune fille. Des années plus tard, alors qu’il se confie au chevalier de Frémicourt sur cet amour déçu, d’Almanzi, un de ses officiers, le sauve d’un coup mortel. Se prenant d’amitié pour son sauveur, il demande à rencontrer sa famille et se rend alors compte que celui-ci est son fils illégitime, né de Clémence de Kersant. Devenu veuf, le comte d’Ossemont épouse enfin Clémence de Kersant et légitime ainsi d’Almanzi afin qu’il puisse lui aussi épouser Julie, la femme qu’il aime. Ayant perdu son fils unique, mort quelques temps après son remariage, d’Almanzi devient en outre son seul héritier.

                4 – Almanzi et Nina :

Imprimée chez Tiger à Paris au XVIIIe siècle, sans doute vers 1777, il existe une nouvelle dite sicilienne, d’un auteur inconnu, de 3 à 5 pages In-18, intitulée « Almanzi et Nina ou la Constance et la Fidélité récompensées par l’Amour et la Fortune ». On en trouve mention sur le site Gallica dans la bibliographie de la France ou journal général de l’imprimerie et de la librairie, hebdomadaire (7 janvier 1814 – décembre 1900), p. 436. Il a été impossible de connaître le pitch de cette nouvelle. Et savoir si nous nous trouvons en Europe ou dans une contrée exotique.

                5 – Encore un mannequin :

Le 25 brumaire an XII (17 novembre 1803) est donné un vaudeville au théâtre des Jeunes Elèves de la rue de Thionville intitulé « Encore un mannequin »[3], d’auteur inconnu, dans lequel Almanzi, médecin soupçonneux et jaloux, veut épouser Clémence sa pupille, aimée et amoureuse d’Armand, son jeune voisin. Celui-ci, obligé de s’absenter, met un mannequin à sa fenêtre. Comme il est moqué par le domestique d’Armand, Almanzi tire un coup de feu et fait tomber le mannequin. Le domestique se fait passer pour un policier, arrête Almanzi et lui fait signer, à la place de son interrogatoire, le contrat de mariage entre Armand et Clémence.

II – Une origine arabe ?

Le prénom est peut-être, selon ces différentes œuvres, d’origine arabe. Tout commence vraiment en fait au XVIe : C’est la mode des Turqueries, représentant ou imitant différents aspects de l’art et de la culture turque. L’Occident voit croître un intérêt pour les produits et les arts en provenance de cet empire, notamment la musique, les beaux-arts et l’architecture. Ce phénomène de mode, au fur et à mesure des relations commerciales et diplomatiques entre les Ottomans et les nations européennes, s’accroit. Les ambassadeurs et les négociants racontent, de retour chez eux, des souvenirs de lieux exotiques mêlés de leurs aventures romancées. La musique, la peinture, l’architecture et les objets artisanaux se sont inspirés des styles turc et ottoman : Molière au XVIIe publie ainsi son Bourgeois Gentilhomme, Antoine Galland traduit les « Contes des Mille et Une Nuits » en 1711. Puis les salons de la bourgeoisie et de la noblesse donnent réceptions et bals costumés. La société est influencée par cet attrait pour l’ailleurs, la recherche de l’exotisme. Mozart écrit sa Marche Turque, en littérature Montesquieu rédige ses Lettres Persanes, Voltaire Zadig afin de critiquer la société de l’époque sous couvert de personnages étrangers. A l’époque romantique, l’Orient est devenu une préoccupation générale. Le voyage « pittoresque » en Orient deviendra dans les décennies suivantes une étape incontournable, facilité par le développement des moyens de transport.

Nous sommes ensuite en plein orientalisme, mouvement littéraire et artistique né en Europe occidentale au dix-huitième siècle. Par son ampleur et sa vogue, tout au long de ce siècle et du siècle suivant, ce mouvement marque l’intérêt et la curiosité des artistes et des écrivains pour les pays du couchant (le Maghreb) ou du Levant (le Moyen-Orient). L’orientalisme naît dans la fascination de l’Empire Ottoman, ce qui peut expliquer ces prénoms arabisants comme celui d’Almanzy. En outre, la lettre Z est peu courante en France à l’époque et utiliser un prénom où un Z apparaît suffit à créer de l’exotisme. C’est ainsi l’époque des Zurac, Zegri, Zilia, Nadazir, Abenzalida, Phaza, Azor, Zémire, Zulmé et autre Zélis pour n’en citer que quelques-uns parmi les plus connus.

Ce prénom pourrait ainsi venir de l’arabe « Al Manzil » et avoir été inventé de toutes pièces à partir de cette racine. Le manzil est l’une des sept parties de longueur à peu près égale entre lesquelles le Coran est divisé, dans le but de réciter le texte entier en une semaine.


[1] Selon le site Geneanet

[2] http://dictionnaire.sensagent.leparisien.fr.

[3] Selon le Courrier des spectacles : journal des théâtres et de littérature.