Nous avons parfois, en tant que professionnels, des dossiers qui sont plus émouvants que d’autres. Je pense à cette recherche familiale sur Maria la Juste ou ce dossier dans lequel j’ai aidé une dame à savoir ce qu’avait vécu sa mère dans les camps de concentration (morte de suite comme elle le pensait ou pas ?). Je pense encore aux recherches effectuées par les successoraux à propos des tableaux spoliés aux familles juives. Je l’ai appellée la dark genealogy ou généalogie sombre. Tout comme il existe le tourisme sombre.

 

Tourisme sombre ? On nomme ainsi le tourisme des champs de bataille, des lieux de massacre associés à des périodes d’oppression , des régimes sanguinaires ou des tueries de masse. Cela comprend aussi le thanatourisme des célébrités (homicides notoires ou accidents funestes les concernant) et enfin le tourisme pro-pauvre se déroulant dans des secteurs contemporains perçus comme paupérisés, dangereux ou instables. Ce tourisme, un peu particulier il faut dire, connaît six facteurs de motivation : la curiosité, l’éducation, le devoir de mémoire, la quête des racines, le mea culpa et enfin l’attirance pour la violence, la mort, la souffrance.

 

Bien évidemment, ce type de tourisme est souvent accablé de jugements moralisateurs. Il serait voyeur donc déplacé. Il serait aussi austère et véhiculerait une une histoire douloureuse et pessimiste. En même temps, son aspect identitaire et mémorial est vraiment à mettre en avant. Il peut permettre à un groupe d’avoir une meilleure appropriation de son passé dans une démarche cathartique. Nous sommes sur un patrimoine douloureux et difficile.

 

Quand j’ai lu des articles sur le tourisme sombre, j’ai tout de suite pensé à ce type de dossiers que nous pouvons avoir. Des dossiers délicats s’il en est. Où nous devons marcher sur des oeufs.  Quand je suis sur ce type de dossiers, Maria la Juste ou concernant la date de décès dans les camps de la mère de ma cliente, il y a en moi énormément d’émotions.  Je ne fais pas que transmettre un savoir théorique.

 

Je ne m’adresse pas qu’à la raison, au jugement critique. Je fais aussi une expérience sensible. J’ai un ressenti personnel et je dois prendre mon expérience au sérieux. J’ai un vrai rapport physique avec les différents matériels présentés, les découvertes que j’ai pu faire. Je ressens aussi l’émotion qui existe en face. Je ne suis plus avec des concepts ou des mots, comme quand je donne un cours ou que je présente la vie des ancêtres à mes autres clients.  Je vis une expérience plus concrète. C’est difficile à expliquer mais c’est très physique.

 

Il m’est difficile de mettre une distance entre moi en tant qu’individu et l’objet de la recherche. c’est pour moi, généalogiste, un état émotionnel particulier, à la fois terrible et sublime. Terrible car il y a cette approche du mal, de la mort, de la souffrance et du macabre. Sublime car, difficilement certes, j’arrive à mettre la distance nécessaire. Je ressens aussi ce qu’on appelle un sentiment d’awe. Fascination et effroi en même temps. Cela crée un état d’alerte et exige de moi une mobilisation de toute ma perception cognitive pour comprendre. Une inquiétante étrangeté.

 

Ce type de dossier est lié à l’Holocauste. Et dans ce type de tragédie, tant vous que moi, nous allons au-delà des frontières naturelles de notre expérience. Nous entrons en contact avec un événement destructeur et puissant, une fracture : la capacité des êtres humains que nous sommes à exterminer nos semblables de manière rationnelle. L’émotion que je peux vivre alors s’exprime de trois manières :

  • un récit sur le sens à donner à ce type d’événement tragique et à sa place dans la société.
  • un dialogue profond avec moi-même.
  • l’idée que je peux me faire  de la morale.

 

Je ne sais pas ce que ressentent alors mes confrères. Je suis personnellement au-delà de la généalogie et pleinement dedans. Au-delà de l’Histoire et pleinement dedans.  Dans ces cas-là, quand on me confie ce type de dossier,  je me sens humain. Je sais alors parfaitement pourquoi je fais ce métier. Aucun voyeurisme. Aucune morbidité de ma part. Juste tendre la main, accompagner en toute sollicitude et dire : « je suis là. Ce chemin, difficile s’il en est, nous allons le faire ensemble. » Dans l’empathie et la compassion la plus totale.

 

Vous l’avez compris, cette généalogie est sombre car elle touche des parties sensibles de chacun d’entre nous. Et pour aucune autre raison.