Antoine-Joseph Delmas était le père de ma grand-mère maternelle. Il était gardien surveillant du chantier de la ferme André aux Maalifs, dépendant de la circonscription pénitentiaire d’Oran. Je possède quelques documents à son sujet, dont trois diplômes de médaille d’honneur des épidémies, médaille d’honneur en bronze pour s’être particulièrement dévoué lors d’une grave épidémie de méningite cérébro-spinale en novembre 1910. Diplômes signés de Joseph Caillau, celui de l’affaire et aussi l’inventeur de l’impôt sur le revenu. Je ne sais ce qu’est le mieux : l’affaire ou son invention. J’ai aussi le livre d’ordre des services d’Antoine-Joseph pour les années 1902-1904. Des notes de service au directeur de la circonscription pénitentiaire d’Oran. Et là, on peut y découvrir la vie d’une ferme pénitentiaire, avec les courriers échangés des deux parties. Un exemple parmi tant d’autres : Aïn El Hadjar. Je vais reprendre dans la mesure du possible sa prose, d’une belle écriture violette à la plume. Le 22 septembre 1902, le directeur envoie à Antoine-Joseph un courrier lui demandant de s’expliquer : pourquoi a-t-il quitté son chantier le 19 septembre pour se rendre à Aïn El Hadjar ? Surtout sans son autorisation. Le directeur lui rappelle qu’en cas d’extrême urgence, maladie grave ou accident, le gardien doit être remplacé par un garde-champêtre, gendarme ou agent quelconque de la force publique, après avoir averti le maire de la localité de l’incident qui motive ce déplacement. S’il apprend qu’il a quitté son chantier sans autorisation et sans justification , il demandera sa révocation. Le 23 septembre, Antoine-Joseph lui répond : Le 18 septembre, Monsieur Lopez, le gérant de la ferme, est venu l’entretenir que les garçons lui avaient refusé le travail et qu’il les avaient congédiés, les ayant commandés d’aller chercher des matériaux de construction et de la nourriture pour les bêtes. Ils ont demandés à être réglés, à l’exception de deux. Sur ce, Monsieur Lopez l’a prié de prendre ses dispositions pour que le chantier soit organisé à seule fin de pouvoir retirer les marchandises de la gare. Antoine-Joseph obéit à ses ordres et choisit 16 hommes qu’il a accompagné sur les lieux des opérations (la route aller-retour précise-t-il s’est effectuée en charrette). Monsieur Lopez était avec eux et ses deux garçons, dont 8 charrettes. Tout s’est passé dans l’ordre le plus complet. Après le chargement, Monsieur Lopez a distribué un bon déjeuner froid aux hommes, qui lui ont témoigné une grande satisfaction. Ils ont déjeuné tout à côté des détenus, sans les abandonner d’un pas. Quant aux 7 autres condamnés, sans compter le cuisinier, Antoine-Joseph les avait laissés à la manoeuvre des maçons qui, les Marocains ayant suivi l’itinéraire des ouvriers civils, avaient été congédiés également. Les six détenus ont servi les maçons sous la surveillance d’un garde particulier français et du prévôt. Les ouvriers maçons lui avaient témoigné qu’il pouvait être tranquille, qu’il n’arriverait absolument rien. Antoine-Joseph rassure le directeur : il sait fort bien que c’est expressément défendu d’abandonner les détenus car il pourrait en surgir des accidents très graves. Et la faute incomberait toute entière sur sa responsabilité. Croyant que le fait ci-dessus était un cas de force majeure, il n’avait aucun doute manquant à son devoir (la phrase me paraît bizarre, mais il l’écrit ainsi). Le 27 septembre 1902, le directeur lui répond qu’il préfère qu’il en soit ainsi. Mais si Antoine-Joseph lui avait rendu compte de ce déplacement, il ne lui aurait pas envoyé d’avertissement. Puisqu’il n’y avait personne quand le dernier convoi est arrivé, Antoine-Joseph aurait dû lui écrire aussitôt et le renseigner. Ce à quoi, le 28 septembre, Antoine-Joseph lui répond que si un pareil cas se renouvelait, qu’il soit commandé d’aller encore en déplacement pour le service de Monsieur André, il le lui écrirait aussitôt. L’incident est donc clos. Et c’est ainsi pendant plusieurs pages, note de service après note de service relatant la vie à la ferme. Un document que je garde précieusement pour une autre raison : Après sa retraite, Antoine-Joseph est retourné vivre chez lui, en Aveyron. Et là, il a mis en place une succursale du Plateau Central, l’ancêtre de la RAGT. Et, derrière ces notes de service, je trouve ses comptes du Plateau Central. Deux vies dans un seul cahier.