Mes étudiants m’épatent. Plus je lis leurs mémoires et plus je me régale à le faire. Ce ne sont plus des corrections, c’est du plaisir, que ce soit côté fonds et côté forme.

 

Dans mes demandes, il y a l’histoire du village. C’est important pour eux de pouvoir se repérer dans le temps et l’espace. Les gens qu’ils recherchent, ils vivent toujours dans un lieu précis, avec des modes de vie précis. Ils n’apparaissent pas ex nihilo. Ce ne sont pas des ermites dans des îles désertes.  Il est important pour eux de comprendre.  Cette année, sur ce point, ils se sont lâchés.  C’est la première fois où je les vois travailler ensemble et se renvoyer à leurs mémoires respectifs dans leurs écrits.

 

Parmi tous ces écrits, j’ai choisi un extrait du mémoire de Marion Delétraz. Nous voici  en Savoie et dans sa présentation du village de Vanzy, elle a décidé d’aborder tous les angles. L’un de ceux-ci : la mortalité infantile et les enfants mis en nourrice.

 

En dénombrant les décès survenus sur la commune depuis 1733, on découvre à partir de 1820 et jusqu’en 1918, un nombre considérable de décès d’enfants de la Charité de Lyon placés en nourrice sur la commune. Ce ne sont pas moins de 214 nourrissons ou jeunes enfants qui décèderont à Vanzy sur cette période, soit en moyenne 2,2 par an. Il pourrait être intéressant de calculer le taux de mortalité des enfants placés dans la commune. Pour cela, il faudrait explorer les registres des enfants placés de la Charité de Lyon afin de recenser l’intégralité des enfants placés dans le village. En comparant ce nombre au nombre de décès trouvés, on aurait une idée de ceux qui, passés la phase de nourrissage, sont repartis en placement ailleurs, ou ont été repris par leurs parents. Vu les taux de mortalité global des enfants placés annoncés dans la plupart des études et documentations sur le sujet, il serait illusoire de penser que beaucoup d’entre eux ont survécu. Dans l’étude citée par Jean-Marcel Bourgeat dans son mémoire l’abandon des enfants à Lyon et leur placement en nourrice dans l’Ain, on annonce un chiffre de 65% de mortalité pour les enfants de la Charité de Lyon placés dans le village de Druillat (Ain).

 

La Charité de Lyon, envoyait au départ les enfants dans le lyonnais. Au fil des années et de la montée en puissance du besoin de nourrices chez les citadins lyonnais, l’hospice a dû élargir de plus en plus son champ de recrutement de familles nourricières, celles de l’agglomération étant prioritairement recrutées pour les enfants légitimes et non-abandonnés. Progressivement, ce furent l’Ain et le Beaujolais, la Loire et l’Ardèche, puis la Savoie qui servirent de terrain de recrutement. Une autre raison pour les placements si lointains était d’éviter qu’un enfant abandonné soit placé en nourrice chez sa mère biologique, qui aurait été alors rémunérée pour s’occuper de son propre enfant. Dans certains cas, les enfants placés par l’assistance l’étaient dans les familles de la mère ou du père, quand celles-ci étaient connues. On ne sait pas pour le moment si dans ce cas la pension était également attribuée, mais ce fut par exemple le cas pour Sonia Maria W, fille illégitime née de père non dénommé mais connu, en 1932. Elle fut placée par l’assistance chez la belle-soeur de ce père qui accepta la garde, moyennant pension tout de même.

 

Vers 1770, Jean-Marcel Bourgeat estime à 1.2% les enfants placés par la Charité de Lyon dans les territoires savoyards. Je n’ai pas réussi à trouver de chiffres pour la période nous intéressant, à partir de 1820.

 

Notons tout de même que la Charité de Lyon n’est pas le seul hospice à envoyer dans le village ses enfants abandonnés. Sur la période 1820-1919, on retrouve les décès de :

  • 3 enfants placés par l’hospice de la Charité d’Annecy,
  • 1 enfant placé par l’hospice de Trévoux (Ain),
  • 1 enfant placé par un hospice de la Loire,
  • 1 enfant placé par l’hospice de Saint-Rambert (Ain),

 

C’est tout de même très peu, et presque anecdotique, au regard des 208 enfants restants, venant de Lyon.

 

L’importance du nombre d’enfants placés en nourrice en presque cent ans sur un si petit village laisse à penser que l’activité nourricière était un complément de revenu non-négligeable pour les familles du lieu. Jean-Marcel Bourgeat reprend des chiffres donnés par Françoise Bayard qui avance la somme de « 30 livres par an pour un enfant de moins de 7 ans », en expliquant que « la quasi-totalité des familles nourricières sont des travailleurs de la terre […] et de surcroît des familles nombreuses ».

 

Il existe du côté de Vanzy une lacune documentaire sur le sujet. Je n’ai pas encore réussi à trouver d’information sur le recrutement des nourrices en Savoie, et leur contrôle. Après l’annexion toutefois, les choses se simplifient pour la recherche, notamment grâce à l’adoption de la loi Roussel, en date du 23 décembre 1874, relative à la protection des enfants du premier âge. À partir de ce moment, on retrouve dans les archives municipales des « registres des nourrices » consignant dans un premier cadre :

  • L’état civil de la nourrice,
  • Son statut marital ainsi que l’identité et la profession de son époux le cas échéant,
  • L’adresse du logement, ainsi que les possibles modifications d’adresse en cas de déménagement,
  • Le nombre d’enfants de la nourrice et la date de naissance de son dernier enfant,
  • La date de délivrance de son certificat de nourrice,
  • La date et le nom du médecin ayant rempli le certificat médical d’aptitude au nourrissage (parfois, ledit certificat médical est joint à la page).

 

Et dans un deuxième cadre :

  • L’identité du nourrisson, ainsi que sa date et son lieu de naissance,
  • L’identité, la profession et l’adresse de ses parents légitimes,
  • Les informations relatives au salaire et diverses conditions du placement,
  • Le mode de nourrissage de l’enfant (sein ou biberon),
  • L’agrément de la nourrice : si et par qui elle est autorisée à élever plusieurs enfants à la fois, et dans ce cas combien,
  • Les noms et adresses du bureau de recrutement de nourrices ayant consenti au placement
  • La date de retrait de l’enfant, et la date de sa notification de retrait à la mairie où la naissance de l’enfant avait été déclarée.
  • La date de décès de l’enfant le cas échéant, et la date de notification du décès à la mairie où la naissance de l’enfant avait été déclarée.

 

En complément, en vertu de l’article 7 de cette même loi Roussel, « Toute personne qui place un enfant en nourrice, en sevrage ou en garde, moyennant salaire, est tenue, sous les peines portées par l’article 346 du Code pénal, d’en faire la déclaration à la mairie de la commune où a été faite la déclaration de la naissance de l’enfant, ou à la mairie de la résidence actuelle du déclarant, en indiquant, dans ce cas, le lieu de la naissance de l’enfant, et de remettre à la nourrice ou à la gardeuse un bulletin contenant un extrait de l’acte de naissance de l’enfant qui lui est confié ».

 

C’est pourquoi, toujours dans les archives municipales, sont disponibles également dès 1874, des « registres des parents ou ayants-droit », dans lesquels on trouvera à chaque ligne :

  • La date de la déclaration,
  • L’identité de l’enfant, son sexe,
  • Sa date et son lieu de naissance,
  • La religion des parents ainsi que la date et le lieu du baptême,
  • L’identité des parents,
  • Leur profession et leur adresse,
  • L’identité du déclarant et sa signature,
  • Les noms et prénoms de la nourrice, son statut marital et son adresse,
  • Le « mode d’élevage » (sein ou biberon), et les conditions de placement (salaire notamment),
  • Les numéro, date et lieu de délivrance du carnet de suivi de la nourrice,
  • La date des déclarations de notification au maire de la commune d’habitation de la nourrice,
  • Les dates et objets des notifications transmises par le maire de la commune d’habitation de la nourrice, concernant les changements de domicile de celle-ci, le retrait ou le décès de l’enfant placé.

 

Ces registres sont donc extrêmement riches d’informations, tant sur les familles nourricières que sur celles des enfants placés et sur les conditions du placement. Il existait donc des bureaux de placement/bureau des nourrices, où les nourrices étaient inscrites, et venaient chercher les enfants qu’on leur attribuait. Ainsi, en 1857, Françoise Lombard épouse Pétrier, nourrice à Vanzy inscrite au bureau Central des nourrices de Lyon, est partie en personne à la ville chercher un nouveau-né qui lui a été confié. Malheureusement, ce placement s’achève prématurément, ainsi qu’on le découvre dans les registres de décès de la commune : est mort à un kilomètre de la maison Joseph Gindre, âgé de huit jours, natif de Lyon. L’enfant est mort en route entre les bras de sa nourrice Françoise Lombard, femme Pétrier de cette commune. Le défunt était placé sous la garantie du Bureau Central des nourrices établi quai de R…. N°27, Xavier Firmin, Directeur à Lyon.

 

Après étude approfondie des registres de décès de façon à relever, par année, la liste de tous les enfants décédés en nourrice, leur âge, leur famille nourricière et leur provenance, qu’ils soient enfants placés de la Charité de Lyon ou juste enfants placés en nourrice par leurs parents, il est donc possible de comparer pour le village, le taux de mortalité infantile avec et sans ces enfants « étrangers » compris dedans. De 1821 à 1919, on relève 606 décès d’enfants de moins de 3 ans, dont 388 enfants dits placés en nourrice, soit 64% des décès. Parmi ces 388, nous trouvons nos 208 placés par la charité de Lyon et les 6 placés par d’autres hospices, soit 55% des décès d’enfants en nourrices recensés, et 35% des décès totaux d’enfants de moins de 3 ans sur la commune. Les enfants du village décédant avant l’âge de 3 ans ne représentent finalement qu’un tiers des décès enregistrés : la mortalité infantile du village, qui semble au premier abord élevée, est donc à relativiser.

 

 

Cependant, on se rend également compte en séparant les enfants de la Charité des autres placements nourriciers, que les taux sont très similaires, quel que soit le groupe considéré. Evitons le biais statistique qui voudrait que l’on en conclut qu’il meure autant d’enfants du village que d’enfants abandonnés : si l’on connaît le nombre total de naissance sur la commune de Vanzy et qu’il est assez aisé de calculer le taux de mortalité infantile99 pour obtenir un taux de survie, il n’en va pas de même pour les enfants de la Charité, puisqu’il faudrait, comme déjà évoqué, prendre le temps de compulser pour cette période l’intégralité des registres de placement conservés aux Archives de Lyon afin de déterminer le nombre total de nourrissons placés à Vanzy pour en déterminer le taux de survie. Quant aux enfants simplement placés en nourrices, les registres des nourrices de la commune nous permettraient de le faire, mais seulement à partir de 1877.