Deuxième lecture plaisir, deuxième découverte pour moi : le Mur de la Peste. Alors certes, étant du Sud, la Peste j’en ai entendu parler. Je l’ai vue apparaître au cours de mes recherches. Forcément ! Mais cette fois-ci, Aurélie Battu-Peyron nous plonge dedans. Quand j’ai lu cet extrait de son mémoire, j’étais parmi eux. Je n’étais plus le professeur chargé de corriger les mémoires, mais j’étais dans le mémoire. J’ai vécu la construction de ce mur. J’ai vécu la peur avec eux. Empathie complète. Compassion totale. Je vous laisse découvrir.

 

Avez-vous déjà entendu parler du Mur de la Peste ? Bien connu des Vauclusiens, ce mur édifié lors de l’épisode de la Peste de Marseille a eu l’ambition d’être une ligne sanitaire, un rempart pour limiter la propagation de cette terrible épidémie.

 

Carte extraite du Pays d’Apt malade de la Peste – tracé de la ligne et du mur entre le pays d’Apt et le Comtat

 

Je ne reviendrais pas sur les circonstances de l’arrivée de la Peste à Marseille via le voilier trois-mâts du Grand Saint Antoine en juin 1720.

Le 14 février 1721, la décision est prise par les autorités pontificales d’établir une ligne sanitaire commune entre la France et le Comtat pour protéger Avignon. Il convient de noter que c’est à la demande du Royaume de France et cette intervention de l’État est la première du genre dans une crise sanitaire. Notons également que Le régent Philippe n’est pas mécontent d’imposer sa volonté au pape Grégoire XI sur les terres du Comtat.

 

Concrètement, la ligne était composée d’un fossé de six pieds (1,95m) de large et de profondeur entre Saint Ferréol (près de Mérindol) et Cabrières, et d’un mur de 30 km conçu par l’architecte carpentrassien Antoine d’Allemand, construit en pierres sèches de Cabrières au col de Lagas près de Monieux. La hauteur de ce mur est de six pieds (1m95) par 2 pieds (0.65m) de large. Son but est d’empêcher toutes relations et communications entre le Comtat Venaissin et le Dauphiné encore épargné.

 

Muraille restaurée

 

Au cours des recherches effectuées pour mon mémoire de fin d’année, j’ai été confrontée aux parcours des parents de Joseph PONS et de Delphine PEZIERE, mes ancêtres, ayant vécus à cette période et confrontés à cette épidémie dans deux villages proches du Mur.

Deux destins, deux villages voisins et pourtant deux juridictions : Les PEZIERE de Méthamis (les Méthamies sur la carte de Cassini) dépendant du Comtat Venaissin, sous autorité papale et les PONS de Monieux (Monjeu sur la même carte), appartenant au Comté de Sault sur le territoire des terres adjacentes de Provence.

carte de Cassini

 

 

Monieux – Provence

Anthoine PONS (1688-1729) et Anne Marie CASTOR (1696-1768), ménagers, vivent à Monieux lorsque l’épidémie de peste se déclare. Dépendant du Comté de Sault, le village de Monjeu, tel qu’il est nommé du XVIIe au XIXe siècle, est cramponné au flanc sud-est du Mont Ventoux à 650m d’altitude.

Monieux

 

En mars 1721, les autorités pontificales et françaises mobilisent 500 hommes pour la construction de la ligne. Chaque village se voit assigner un nombre d’hommes et une quantité de matériaux à fournir. Sans aucun doute, Anthoine a participé aux travaux (Aucune liste d’hommes mobilisés dans les archives communales – AD Vaucluse, Monieux, GG 5-7). Le chantier était actif nuit et jour. Il avançait pourtant peu, les ouvriers n’étant guère payés. En mai, le travail fut réorganisé et les ouvriers mieux rétribués. Chaque communauté se voit attribuer la responsabilité de la construction d’un tronçon de mur. Un millier de soldats du Pape furent dépêchés sur place pour les encadrer. Fin juillet 1721, 27 km de murs en pierres sèches (sans mortier, selon une technique propre à la région) étaient achevés, augmentés de 40 guérites, de 50 corps de garde pour les sentinelles militaires affectées à la surveillance ainsi que 10 cabanes abritant les chevaux et les provisions.

Muraille restaurée avec guérite

 

 

Il n’existe pas de registre indépendant où les morts de la Peste seraient enregistrés pour Monieux, contrairement à d’autres communes proches (St Saturnin lès Apt ou Apt par exemple : AD de Vaucluse, paroisse catholique d’Apt, rôles des morts de la Peste et des malades soignés à l’infirmerie du 26 septembre 1720 à février 1721 – GG12. Paroisse de Saint Saturnin-lès-Apt, rôles des morts de la Peste du 23 décembre 1720 à août 1721.). Les registres paroissiaux pour la période septembre 1720—décembre 1722  n’enregistrent pas de pics de décès particuliers, sauf pour les mois de septembre et octobre 1720 avec respectivement 6 et 9 décès, mais cela reste toujours cohérent avec la mortalité infantile et l’âge de « vieillesse » de l’époque. Le mur a donc bien protégé le village. On note même la naissance d’une fille du couple en janvier 1721, sans décès précoce, pourtant en pleine période de disette dans la région.

 

Méthamis – Comtat Venaissin

Voyons à présent cet épisode du côté du Comtat Venaissin et des parents de Delphine PEZIERE, originaires de Méthamis, et plus particulièrement à travers le destin de Rose CARTOUX, sa mère.

Rose CARTOUX naît à Méthamis, village rural le 6 juillet 1691. Méthamis, Métannes ou les Métamies selon les époques et les documents, fief des Thézan du XVe siècle à la Révolution, domine les gorges de la Nesque à 380m d’altitude.

Méthamis

 

 

Fille de Pierre CARTOUX et de Lucie JEAN, Rose a 5 frères et sœurs. Elle se marie à 24 ans avec Marc SEGNORET, cultivateur lui aussi, le 18 novembre 1715. Mariage probablement précipité puisque moins de deux mois plus tard naît leur fille Rose (13 janvier 1716). Trois autres enfants naissent dans les années suivantes : Jean Pierre en janvier 1717, Michel en avril 1719 et Simon en janvier 1721.

Eglise de Méthamis

 

 

Hélas, les années sombres se profilent déjà à l’horizon. Méthamis voit l’arrivée de la Peste noire sur ses terres en juillet 1721. Le mur de la Peste était établi à quelques kilomètres du village et il est également probable que Marc ait participé à la construction lui aussi. Fin juillet, une bonne partie du mur est déjà édifiée.  Et pourtant, en l’espace d’un mois Rose perd ses trois aînés. Tout d’abord Jean Pierre, le 18 juillet, âgé de 3 ans. Puis Rose, le 23 juillet, âgée de 5 ans et enfin Michel le 18 août.

La Faucheuse n’en avait pas fini avec la famille de Rose. Affaibli par les privations, son petit Simon décède en mai 1724 à l’âge de 3 ans.

 

Dans quelle détresse morale a-t-elle pu se trouver au retour du cimetière ? Quand, en poussant la porte de sa petite maison de pierre, les rires de ses 4 enfants furent remplacés par un lourd silence. Notre vision contemporaine de la maternité est quelque peu ébranlée par les mœurs de l’époque puisqu’en ces temps, il n’était pas question de s’apitoyer trop longtemps sur son sort, ou bien encore (et c’est plus probable) la nécessité voulait que la vie continue tout de même. Quoiqu’il en soit, Rose tombe enceinte rapidement. Une petite Élisabeth voit le jour en avril 1725. Hélas, le « bonheur » fut de courte durée puisque Marc décède en mai, à l’âge de 40 ans. Rose se retrouve ainsi veuve à 33 ans avec un nourrisson de 3 semaines. Probablement qu’elle trouve un peu de secours auprès de sa mère, toujours vivante, et de son beau-père.

En difficulté, Rose n’a d’autres choix que de refaire sa vie en se mariant 20 mois plus tard avec son cousin Marc PEZIERE. Leurs mères respectives sont sœurs et une dispense au 3e degré de consanguinité délivrée par l’évêque de Carpentras a été nécessaire. Ensemble ils auront trois filles : Brigitte née en 1728, Marie Marguerite née en 1732 et Delphine, née en 1734, mon aïeule.

Rose restera établie toute sa vie à Méthamis et y décédera en novembre 1761 à l’âge honorable de 70 ans.

***

L’épidémie s’éteint progressivement en Provence tandis qu’elle entre en Avignon en août 1721. La situation s’inverse alors et les troupes françaises remplacent les troupes pontificales en s’installant de l’autre côté du mur pour protéger le pays d’Apt enfin débarrassé du fléau. La peste s’étend à l’ensemble du Comtat et s’amplifie jusqu’en juillet 1722. Le Comtat se retrouve prisonnier de son propre mur. Isolé du reste de la Provence, les vivres manquèrent et la disette guettait les survivants. Toutefois il convient de noter que le cordon sanitaire fut souvent rompu, les troupes du régent étant incapables d’arrêter la contrebande.

L’épidémie s’éteignit progressivement à partir de septembre 1722. Fin février 1723, les lignes sanitaires sont levées et les troupes françaises quittent le pays.

Quel bilan retenir ? Cet épisode de Peste a fait près de 120 000 morts en Provence selon les comptes généraux tenus par l’administration dont 40 000 à 50 000 pour la seule ville de Marseille (Thierry Sabot, nos ancêtres et la peste). L’épidémie aurait tué environ 25% de la population du Comtat. Les communautés mettront des années à rembourser les emprunts contractés au cours de l’épidémie pour financer entre autres, la construction du mur, les vivres des troupes, le paiement des médecins et des remèdes, etc…

 

Le mur, appelé « ligne de la malédiction » par les habitants, laissé totalement à l’abandon à partir de 1723, est réhabilité en partie de nos jours grâce à l’association Pierres sèches en Provence (depuis 1986).

 

Sources :

. Le pays d’Apt malade de la Peste, René Bruni, préface de Georges Duby, EDISUD 1980

. Nos ancêtres et la peste, « fuir vite, loin et s’en revenir tard », Thierry Sabot, ed. Thisa 2013

. La Peste de 1720 à Marseille et en France d’après des documents inédits, Paul Gaffarel, ed. Perrin 1911

. La muraille de la Peste, Danièle Larcena, ed. Les Alpes de Lumière n°114 septembre 1993