Pour une fois, je vais rédiger une note un peu plus intimiste. Elle est inspirée à la fois de la discussion que j’ai eu ce matin avec une psycho-généalogiste et d’un rendez-vous médical pour lequel j’ai accompagné ma maman. Et cela m’a fait penser : Quel événement sommes-nous ? Qu’est-ce qui fait que nous allons laisser des traces dans les mémoires ?

 

Nos ancêtres, nous pouvons trouver des traces d’eux dans les actes qu’ils ont passés. Mais de tous ces événements, lequel a vraiment marqué les esprits ? Cela, nous ne le savons pas. Et nous ne le saurons jamais. En tout cas pour les plus anciens. Car pour les plus récentes, celles que nous côtoyons ou dont la mémoire se souvient encore, je me suis rendu compte aujourd’hui combien c’est important de les noter pour ne rien oublier.

 

Vous avez tous en tête des histoires que l’on vous a raconté concernant votre famille, vos ancêtres. Des traits de caractère, des goûts, des mets qui font penser à d’autres personnes de la famille.

 

Et aujourd’hui, j’ai eu confirmation de ce dont je me doutais depuis longtemps. L’événement qui, pour ma maman, me définit s’est déroulé le 9 décembre 1967, sur une route enneigée de campagne, dans une 2CV. Même si depuis, d’autres événements se sont déroulés et heureusement. Mais pour elle, c’est celui-là et quasi-exclusivement celui-là.  Non ce n’est pas celui de ma naissance. Et 50 ans plus tard, quasiment jour pour jour, s’est déroulé un événement quasi-identique.

 

Le 9 décembre 1967, sur une route enneigée, mes parents ont eu un accident de voiture. J’étais avec eux à l’arrière. Cela m’a valu un traumatisme crânien et des crises d’épilepsie pour le reste de ma vie. J’avais 5 mois et demi. Cet événement-là  est un événement important me concernant pour ma maman. Il a cristallisé beaucoup d’autres choses, notamment la peur que peut avoir une maman de perdre son bébé. Lors du rendez-vous médical de cet après-midi où nous étions tous les deux, alors que je me contentais de l’accompagner, c’est un événement qui est ressorti spontanément à l’interrogation du médecin. Pour elle, il me définit. Tout ce qui s’est passé ensuite dans ma vie existe bien sûr mais si elle devait garder un événement, c’est celui-là qu’elle garderait. En tout cas c’est l’impression que cela m’a donné. Et quand le 7 décembre, 50 ans plus tard presque jour pour jour, j’ai eu un léger accident de voiture (que de la tôle froissée), personnellement, ce sont les dates ressemblantes, presque identiques, qui m’ont sauté aux yeux.

 

Ce qui m’a sauté aux yeux cet après-midi, c’est que j’ai eu l’impression d’être :  ma grand-mère et sa langue bien pendue, très franche mais très intelligente ; Antoine-Joseph, le chant, les pommes de terre bouillies qu’il n’aimait pas trop,  ce repas où il a mangé avec deux amis l’un après l’autre deux repas très copieux ; Joachim et sa voix de ténorino ; Louise et ses jeunes amants qu’elle payait ; Maria et le couple de juifs sauvé pendant la seconde guerre mondiale ; Catinou et son décès à 103 ans en gardant les bêtes. Ou que sais-je encore. Des vies entières et il reste quelques événements qui se racontent tout le temps au détriment de tout le reste. Ludovic et sa mort sur un bateau dans le détroit des Dardanelles ; Julia et son goûter à la volaille, celle-ci sortie du tiroir de la table devant nos yeux émerveillés. Si un jour on se souvient de moi, est-ce que c’est cet événement du 9 décembre 1967 qui supprimera tout le reste ?

 

Pour mes étudiants, par exemple, cet événement de 1967 ne leur parlant pas et c’est normal, je suis sans doute pour chacun d’eux un autre événement, différent à chaque fois. Je ne sais pas lequel parce qu’il leur appartient à chacun. Parce que nous laissons des bribes de souvenirs différents selon les gens, en fonction de la rencontre que nous faisons avec eux.

 

Quel événement sommes-nous ? Que laissons-nous comme trace dans la mémoire de ceux qui nous ont connu ou pas ? A part Julia, tous les autres, je ne les ai pas connus mais ils sont en moi. Ils m’ont été quand même transmis. Quel événement sommes-nous ?