Aujourd’hui, j’ai envie de vous parler d’un document exceptionnel : la Mappa Mundi d’Albi.  La Mappa mundi d’Albi est l’une des plus anciennes cartes du monde connu conservées à ce jour, ni symbolique ni abstraite, à l’exception de deux tablettes l’une mésopotamienne (vers – 2600) et l’autre babylonienne (- 600). Elle date de la deuxième moitié du VIIIe siècle. C’est un document d’une importance exceptionnelle pour l’histoire mondiale de la cartographie, et, plus largement, pour l’histoire de la représentation de l’espace, et donc  de l’humanité.

 

Elle est conservée au sein d’un manuscrit comprenant 77 feuillets, constituant un recueil de 22 pièces de textes différents, intitulé au XVIIIe siècle « Miscellanea ». Elle est immédiatement suivie d’un Index des vents et des mers. Ce manuscrit fait partie de ceux qui ont constitué la bibliothèque du chapitre de la cathédrale d’Albi. En effet, on peut lire au verso de la page de garde volante, en début d’ouvrage, un ex-libris tracé dans une écriture du XVIIIe siècle : « Ex-libris Ven. Capituli Ecclesiae Albiensis ».

 

Il est possible qu’elle ait été réalisée à Albi, sinon en Septimanie. L’hypothèse qu’elle ait été faite en Espagne n’est pas exclue non plus. Si elle n’a pas été dressée à Albi, c’est en tout cas l’évêque de la cité, peut-être Jean 1er, qui l’y a fait venir en vue d’enrichir d’une œuvre majeure le centre spirituel qu’était Albi au VIIIe siècle.

 

Le manuscrit, avec cet ensemble de textes, devait servir de livre de références pour un religieux enseignant. La confection de ce recueil est donc en rapport direct avec l’enseignement. C’est un manuel scolaire contenant des textes géographiques variés (depuis la description du monde habité, le chapitre de la géographie attribuée au Pseudo-Aethicus, jusqu’à la liste des vents et des mers ainsi que des provinces de l’Empire romain), mais aussi des traités de langue et de grammaire, d’exégèse biblique, de pastorale, et d’histoire.

 

La carte devait certainement être utilisée comme moyen à la fois de compréhension et de commentaire de la Bible, et de formation générale (localisation des événements de l’histoire sainte et des grands empires historiques).

 

En outre, on peut penser qu’elle a été utilisée tout au long du Moyen Age comme aide à la méditation, à la contemplation, par le fait qu’elle offre sur le monde un point de vue semblable à celui de Dieu, qui seul peut le voir dans son entièreté du haut des cieux.

 

Les coins inférieurs des feuillets de parchemin sont très abîmés, sur l’ensemble du manuscrit. C’est le témoignage tangible d’une utilisation très intensive, des siècles durant. De plus, des notes marginales en écritures des Xe et XIIe siècles ont été relevées, ce qui en prouve également la lecture prolongée.

 

La carte a été conservée dans la bibliothèque du chapitre cathédral tout au long du Moyen-Âge, où elle a été utilisée régulièrement. Sa reliure a fait l’objet de restaurations au XVIIe puis au XVIIIe siècle. Échappée des flammes à la Révolution (alors que l’ensemble des archives de la cathédrale a brûlé), elle est devenue bien d’État et a été confiée à la ville.

 

Description physique de La Mappa mundi d’Albi

 

Elle mesure 27 x 22,5 cm. C’est un manuscrit sur parchemin. Il s’agit probablement d’une peau de mouton, ou, compte tenu de l’origine méridionale certaine du document, de chèvre. Il s’agit d’une peau relativement épaisse, au côté « poil » très jaune, avec des perforations d’origine (dégradation de la peau dues à des blessures de l’animal) et une taille irrégulière des feuillets. Ces éléments sont tout à fait caractéristiques des manuscrits sur parchemin du VIIIe siècle. Il est en excellent état de conservation.

 

En juin 2016, elle a été déplacée sous très haute protection vers plusieurs laboratoires parisiens : le centre de recherche sur la conservation au Museum national d’histoire nationale, le laboratoire d’optique et biosciences de Polytechnique, le laboratoire du musée de la musique.

 

Le but ? Examiner les différents matériaux : le parchemin, les encres, les matières colorantes afin de mieux comprendre les techniques de fabrication. De même visualiser l’organisation du collagène en recourant à une technique courante en biomédecine : la microscopie multiphoton. Procurant un sectionnement optique en trois dimensions, elle est idéale pour observer les échantillons vivants en particulier lorsqu’une imagerie en profondeur est nécessaire.

 

Description cartographique de La Mappa mundi d’Albi

 

La Terre habitée est en forme de fer à cheval, dont la partie ouverte figure le détroit de Gibraltar. En haut de la page est situé l’Est.

La partie centrale est occupée par la mer Méditerranée très développée vers l’Est, où l’on reconnaît de haut en bas les grandes îles de Crète, de Chypre, de Sicile, de Sardaigne et de Corse.

L’Orient est occupé par les régions asiatiques. Sont cités : ArmeniaIndiaScitiaMediaPersidaJudeaArabia.

Au Nord apparaît l’Europe : IspaniaBritaniaGalliaItaliaGotiaTraciaMacedoniaAgaia (l’Achaie) ; Barbari.

L’Afrique (Afriga) est représentée avec la Mauritania, la Nomedia, la Libia, l’Etiopia, l’Egyptus. On y voit la Persida et le deserto, où apparaissent le mont Sinaï (Sina), la mer Rouge (Rubrum).

L’océan (Oceanum) peint en vert entoure la terre.

Les villes sont figurées par des alignements de petits cercles. Elles sont peu nombreuses : Babylone, Athènes, Ravenne, Rome ; Antioche, Jérusalem ; Alexandrie, Carthage ; deux autres villes sont figurées mais non nommées en Italie et en Inde.

Quelques fleuves sont dessinés en vert, de la même couleur que les mers : deux en Asie : le Tigre (Tigris) et le Phison (Fison, l’Indus) ; le Nil (Nilum) et le Gange (Ganges fluvius), situé par erreur en Afrique ; le Rhône (Rodanum) et le Rhin (Renus) en Europe.

 

L’Index (Indeculum quod maria vel venti sunt) mentionne 12 noms de vents et 35 noms de mers (1 seul nom de vent et 7 noms de mers sont donnés sur la carte elle-même).

 

En quoi est-ce un document exceptionnel ?

 

La singularité de la représentation du monde qu’elle propose est exceptionnelle. Figurée sous forme de fronde, elle ne ressemble à aucune des autres mappae mundi conservées. Cette forme peut provenir de la lecture de la Périégèse de Denys, (début du IIe siècle après JC, traduit du grec en latin au VIe siècle). C’est un témoin de l’une de ces entreprises de l’Antiquité tardive pour l’enseignement et la compréhension plus facile de la géographie. Denys y compare la forme du monde à une fronde.

 

Eléments de datation et d’origine géographique

 

L’écriture présente dans La Mappa mundi est une « onciale », originaire d’Albi, de Septimanie  ou d’Espagne ; cette écriture était utilisée jusqu’au VIIIe siècle. Plusieurs mains, toutes datables de la même époque, sont à l’origine de la copie des différents textes du manuscrit.

 

Elle est à la jonction de deux époques. Il est probable qu’elle soit la reprise d’une carte antique mise à jour et christianisée : Les principales villes de l’Antiquité classique comme Athènes et Carthage sont citées ; on peut voir d’un côté une île britannique, et de l’autre, les principaux empires antiques (Babylone, Perse, Macédoine, Rome) ; le Nord, siège traditionnel des menaces contre la civilisation selon l’ethnographie romaine, est occupé par les Barbari, élément qui rappelle la chute de l’Empire romain d’Occident ; les noms donnés pour l’Europe du Nord sont moins nombreux (GotiaBarbariBritania).

 

De nombreux éléments chrétiens sont présents : des fleuves du paradis terrestre mentionnés dans la Genèse sont représentés : le Tigre et le Phison (l’Indus) ; Jérusalem est citée, mais elle n’est pas au centre de l’orbis terrarum, comme dans d’autres mappemondes chrétiennes ; le mont Sinaï est représenté par un triangle dans le désert d’Arabie.

 

La présence et la mention de la ville de Ravenne, représentée à égalité de taille avec Rome

 

Ravenne a été successivement résidence officielle des derniers empereurs d’Occident à partir du Ve siècle, puis capitale du royaume goth d’Italie, et enfin résidence de l’exarque représentant, jusqu’en 751 le pouvoir byzantin. En 752, la ville est prise par le roi des Lombards, Aistolf, puis en 756 par Pépin le Bref, roi des Francs, qui la donne au pape.

 

Ces événements, dont le retentissement s’est fait sentir dans toute l’Europe, et le fait que Ravenne soit ainsi mentionnée sur cette carte, permettent de proposer une date de réalisation dans la deuxième moitié du VIIIe siècle.

 

Le Programme Mémoire du Monde de l’UNESCO

 

La vision du Programme Mémoire du monde part du principe que le patrimoine documentaire du monde appartient à tous, et qu’il devrait être entièrement préservé et protégé pour le bénéfice de tout un chacun et étant accessible à tous, de manière permanente, sans obstacle aucun, compte étant dûment tenu des spécificités et pratiques culturelles qui s’y rattachent.

 

La mission du Programme Mémoire du monde consiste à :

 

1/Faciliter la conservation du patrimoine documentaire mondial avec les techniques les mieux appropriées. Cet objectif peut être atteint par une aide pratique directe, la diffusion de conseils et d’information, et l’incitation à la formation, ainsi que par la mise en relation des bailleurs de fonds avec les projets d’actualité appropriés.

 

2/Aider à assurer un accès universel au patrimoine documentaire. Cet objectif peut être atteint, notamment en encourageant la production de copies numérisées et de catalogues disponibles sur Internet, ainsi qu’en publiant et en diffusant livres, CD, DVD et autres produits aussi largement et équitablement que possible. Lorsque assurer l’accès implique que les dépositaires prennent certaines dispositions, celles-ci sont observées. Il est également nécessaire de prendre en compte les restrictions, notamment celles découlant de la loi, concernant l’accès aux archives ; et de respecter les sensibilités culturelles, y compris par la reconnaissance aux communautés autochtones du droit de garder les documents de leur patrimoine et de contrôler l’accès à ces derniers. Les droits de la propriété privée, enfin, doivent être garantis par la loi.

 

3/Mieux faire prendre conscience, partout dans le monde, de l’existence et de l’intérêt du patrimoine documentaire. Les moyens pour ce faire englobent l’élaboration des registres de la Mémoire du monde, l’intervention des médias et la publication de matériels de promotion et d’information. Conservation et accès non seulement sont complémentaires, mais contribuent également à la sensibilisation, la demande d’accès stimulant la conservation. Il convient enfin d’encourager la production de copies accessibles afin de diminuer la pression qui s’exerce sur l’utilisation des matériaux de préservation.

 

La Mappa Mundi a été soumise par la France et recommandé à l’inscription au Registre Mémoire du monde en 2015.